Avis juridique important
Arrêt de la Cour du 9 juin 1992. - Commission des Communautés européennes contre Royaume d'Espagne. - Franchise et détaxation des taxes sur le chiffre d'affaires dans le trafic international des voyageurs. - Affaire C-96/91.
Recueil de jurisprudence 1992 page I-03789
Sommaire
Parties
Motifs de l'arrêt
Décisions sur les dépenses
Dispositif
++++
Dispositions fiscales - Harmonisation des législations - Franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises - Marchandises contenues dans les bagages personnels des voyageurs - Détaxation à l' exportation de la taxe sur la valeur ajoutée - Réglementation communautaire imposant la présentation d' une facture ou d' une pièce justificative en tenant lieu - Réglementation nationale exigeant la présentation d' un document justificatif spécial - Inadmissibilité
(Directives du Conseil 69/169, art. 6, § 4, et 77/388, art. 22, § 8)
Manque aux obligations lui incombant en vertu de la directive 69/169, relative aux franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation dans le trafic international de voyageurs, un État membre qui, pour l' obtention, à l' exportation des marchandises à emporter dans les bagages personnels des voyageurs, de la détaxation de la taxe sur la valeur ajoutée, exige obligatoirement et à titre exclusif la présentation d' un formulaire intitulé "facture spéciale", conforme à un modèle officiel, empêchant ainsi l' exercice de ce droit par les voyageurs en possession d' une facture ordinaire dûment conforme à la législation nationale et à la sixième directive 77/388 relative aux taxes sur le chiffre d' affaires.
D' une part, en effet, dans le domaine couvert par la directive 69/169, les États membres, qui ne conservent que la compétence limitée qui leur est reconnue par les dispositions mêmes de la directive, ne peuvent se fonder sur aucune de ses dispositions pour exiger un document justificatif spécial alors que l' article 6, paragraphe 4, de la directive impose seulement la présentation d' une facture ou d' une pièce justificative en tenant lieu. D' autre part, l' exigence visée dépasse la limite de ce qu' autorise l' article 22, paragraphe 8, de la sixième directive précitée au vu des nécessités du contrôle de la perception de la taxe et elle est de nature à rendre très difficile l' exercice du droit à détaxation et à entraîner des doubles impositions alors que la finalité des dispositions en cause est précisément de les éviter.
Dans l' affaire C-96/91,
Commission des Communautés européennes, représentée par M. Daniel Calleja y Crespo, membre du service juridique, en qualité d' agent, ayant élu domicile à Luxembourg, auprès de M. Roberto Hayder, représentant du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,
partie requérante,
contre
Royaume d' Espagne, représenté par M. Alberto José Navarro Gonzalez, directeur général de la coordination juridique et institutionnelle communautaire et Mme Gloria Calvo Díaz, abogado del Estado, en qualité d' agents, ayant élu domicile à Luxembourg, au siège de l' ambassade d' Espagne, 4-6, boulevard Emmanuel Servais,
partie défenderesse,
ayant pour objet de faire constater que, en exigeant obligatoirement et à titre exclusif la présentation d' un formulaire intitulé "facture spéciale", conforme à un modèle officiel, pour l' obtention de la détaxation de la taxe sur la valeur ajoutée dans le trafic international des voyageurs, empêchant ainsi l' exercice de ce droit par les voyageurs en possession d' une facture ordinaire dûment conforme à la législation espagnole et à la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d' harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d' affaires - Système commun de TVA: assiette uniforme (JO L 145, p. 1), le royaume d' Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 69/169/CEE du Conseil, du 28 mai 1969, concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation dans le trafic international des voyageurs (JO L 133, p. 6),
LA COUR,
composée de MM. R. Joliet, président de chambre, f.f. de président, F. Grévisse et P. J. G. Kapteyn, présidents de chambre, J. C. Moitinho de Almeida, G. C. Rodríguez Iglesias, M. Díez de Velasco et M. Zuleeg, juges,
avocat général: M. C. Gulmann
greffier: M. D. Triantafyllou, administrateur
vu le rapport d' audience,
ayant entendu les représentants des parties en leur plaidoirie à l' audience du 7 avril 1992,
ayant entendu l' avocat général en ses conclusions à l' audience du 12 mai 1992,
rend le présent
Arrêt
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 20 mars 1991, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l' article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que, en exigeant obligatoirement et à titre exclusif la présentation d' un formulaire intitulé "facture spéciale", conforme à un modèle officiel, pour l' obtention de la détaxation de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après "TVA") dans le trafic international des voyageurs, empêchant ainsi l' exercice de ce droit par les voyageurs en possession d' une facture ordinaire dûment conforme à la législation espagnole et à la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d' harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d' affaires - Système commun de TVA: assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci-après "sixième directive"), le royaume d' Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 69/169/CEE du Conseil, du 28 mai 1969, concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation dans le trafic international de voyageurs (JO L 133, p. 6, ci-après "directive").
2 La Commission estime que l' obligation ainsi imposée par la réglementation espagnole, contenue dans les articles 15 et 86 du décret royal 2028/85, du 30 octobre 1985, le dernier de ces articles ayant été modifié par l' article 6 du décret royal 2105/86, du 25 septembre 1986, et dans l' arrêté ministériel du 20 décembre 1985, modifié par l' arrêté ministériel du 5 décembre 1986, est contraire aux dispositions de l' article 6 de la directive, dans leur rédaction issue des modifications apportées par la deuxième directive 72/230/CEE du Conseil, du 12 juin 1972 (JO L 139, p. 28), la troisième directive 78/1032/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978 (JO L 366, p. 28), et la directive 85/348/CEE du Conseil, du 8 juillet 1985 (JO L 183, p. 24).
3 Pour un plus ample exposé des dispositions communautaires et nationales pertinentes, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d' audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
4 Il convient, tout d' abord, de rappeler que la directive 69/169 a prévu, dans ses articles 1er et 2, l' application d' une franchise de TVA pour l' importation des marchandises contenues dans les bagages personnels des voyageurs pour autant qu' il s' agit d' importations dépourvues de tout caractère commercial et que leur valeur ne dépasse pas certaines limites qui diffèrent selon qu' il s' agit de trafic entre les pays tiers et la Communauté ou de trafic entre les États membres. Cette directive prescrivait, dans son article 6, que les États membres devaient prendre des mesures appropriées pour éviter que des détaxations à l' exportation ne soient accordées aux bénéficiaires de la franchise à l' importation.
5 En raison des difficultés techniques soulevées par l' application de cet article 6 et afin d' éviter les cas de double imposition, un régime de détaxation à l' exportation au stade du commerce de détail a été progressivement défini. Ainsi, l' article 4 de la directive 72/230, précitée, a offert aux États membres la faculté d' accorder dans certaines conditions, en ce qui concerne les ventes au stade du commerce de détail, la détaxation des taxes sur le chiffre d' affaires pour les marchandises à emporter dans les bagages personnels des voyageurs qui sortent d' un État membre. Puis l' article 3 de la directive 78/1032, précitée, a transformé cette faculté en obligation pour les États.
6 Dans sa rédaction actuelle, résultant de ces différents textes et d' une précision supplémentaire apportée par l' article 1er, paragraphe 3, de la directive 85/348, précitée, l' article 6 de la directive comporte cinq paragraphes, dont trois contiennent les dispositions suivantes:
"2. Sans préjudice du régime applicable aux ventes effectuées dans les comptoirs de vente sous douane des aéroports et aux ventes à bord des avions, les États membres prennent les mesures nécessaires en ce qui concerne les ventes au stade du commerce de détail pour permettre, dans les cas et les conditions précisés aux paragraphes 3 et 4, la détaxation des taxes sur le chiffre d' affaires pour les livraisons de marchandises à emporter dans les bagages personnels des voyageurs qui sortent d' un État membre. Aucune détaxation ne peut être accordée en ce qui concerne les accises.
3. Pour les voyageurs dont le domicile ou la résidence habituelle est situé hors de la Communauté, chaque État membre a la faculté d' établir les limites et conditions d' application de la détaxation.
Pour les voyageurs dont le domicile, la résidence habituelle ou le centre de l' activité professionnelle est situé dans un État membre, la détaxation n' est admise que pour les objets dont la valeur unitaire, taxes comprises, s' élève à un montant supérieur à celui fixé à l' article 2, paragraphe 1.
Les États membres ont la faculté d' exclure de la détaxation leurs résidents.
4. La détaxation est subordonnée:
a) pour les cas visés au paragraphe 3, premier alinéa, à la présentation d' un exemplaire de la facture ou d' une pièce justificative en tenant lieu, revêtu d' un visa de la douane de l' État membre de l' exportation certifiant la sortie de la marchandise;
b) pour les cas visés au paragraphe 3, deuxième alinéa, à la présentation d' un exemplaire de la facture ou d' une pièce justificative en tenant lieu, revêtu d' un visa de la douane de l' État membre de l' importation définitive ou d' une autre autorité de cet État membre compétente en matière de taxe sur le chiffre d' affaires, prouvant que la taxe sur le chiffre d' affaires a été ou sera appliquée."
7 La Commission estime que la réglementation espagnole subordonnant la détaxation de la TVA en régime voyageurs à l' utilisation d' un document spécial conforme à un modèle officiel est contraire à la règle fixée à l' article 6, paragraphe 4, de la directive, qui subordonne seulement la détaxation "à la présentation d' un exemplaire de la facture ou d' une pièce justificative en tenant lieu". Elle considère que cette réglementation restreint, en violation de la finalité de la directive, l' exercice d' un droit consacré par le législateur communautaire, qu' elle est disproportionnée avec l' objectif de contrôle qu' elle est supposée poursuivre et qu' elle risque d' aboutir, entre autres conséquences, à une double imposition sur le territoire de la Communauté.
8 Le royaume d' Espagne fait valoir que la sixième directive, dont il rappelle le caractère fondamental en matière d' harmonisation des dispositions relatives à la taxe sur la valeur ajoutée, reconnaît aux États membres le pouvoir de fixer certaines règles nécessaires au contrôle de la perception de la taxe, notamment en ce qui concerne les modalités de facturation. Il soutient que la réglementation querellée par la Commission, qui a seulement pour objet de faciliter la vérification des conditions exigées par la directive pour la naissance du droit à détaxation, ne dépasse pas les limites ainsi fixées par le droit communautaire et ne méconnaît nullement l' obligation de résultat imposée aux États par la directive.
9 Cette argumentation ne peut être retenue.
10 Selon la jurisprudence constante de la Cour, les États membres ne conservent, dans le domaine couvert par la directive 69/169, que la compétence limitée qui leur est reconnue par les dispositions mêmes de la directive et de celles qui l' ont modifiée (arrêts du 7 juillet 1981, Rewe, point 36, 158/80, Rec. p. 1805, du 14 février 1984, Rewe, point 31, 278/82, Rec. p. 721, du 12 juin 1990, Commission/Irlande, point 7, C-158/88, Rec. p. I-2367, et du 6 décembre 1990, Commission/Danemark, point 7, C-208/88, Rec. p. I-4445).
11 Or, la directive ne contient aucune disposition donnant aux États membres la faculté d' exiger, pour l' application de la détaxation des marchandises à emporter dans les bagages personnels des voyageurs, un document justificatif spécial alors que l' article 6, paragraphe 4, précité, impose seulement la présentation d' une facture ou d' une pièce justificative en tenant lieu. Ce texte, qui concrétise les modalités techniques de l' exercice du droit à détaxation, prévoit clairement, en effet, une double possibilité pour les voyageurs qui sollicitent le bénéfice du remboursement de la taxe. Il ne saurait donc être interprété comme offrant aux États membres une option leur permettant de limiter l' exercice de ce droit aux seuls détenteurs d' une facture spéciale.
12 Il est vrai que la sixième directive, quant à elle, comporte dans son article 22, consacré aux obligations des redevables de la TVA en régime intérieur et portant, entre autres, sur les modalités de facturation, une disposition permettant aux États membres d' imposer des obligations qui ne sont pas prévues par la directive. Aux termes du paragraphe 8 de cet article, en effet, "les États membres ont la faculté de prévoir d' autres obligations qu' ils jugeraient nécessaires pour assurer l' exacte perception de la taxe et pour éviter la fraude". Mais cette faculté ne peut être exercée, ainsi que l' a précisé la Cour dans un arrêt cité par les deux parties, que dans la limite de ce qui est nécessaire pour assurer la perception de la taxe sur la valeur ajoutée et son contrôle par l' administration fiscale, et les modalités de facturation imposées ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l' exercice du droit à déduction prévu par ailleurs (arrêt du 14 juillet 1988, Léa Jeunehomme, points 15 à 17, 123/87 et 330/87, Rec. p. 4517).
13 En l' espèce, l' exigence d' une facture spéciale pour bénéficier de la détaxation prévue à l' article 6 de la directive n' est pas seulement contraire aux dispositions de cet article pour les raisons indiquées au point 11 du présent arrêt. Une telle exigence dépasse également la limite de ce qui est nécessaire au contrôle de la perception de la taxe et elle est de nature à rendre très difficile l' exercice du droit à détaxation et à entraîner des doubles impositions alors que la finalité des dispositions en cause est précisément de les éviter.
14 D' une part, ainsi que le fait remarquer à juste titre la Commission, la combinaison des dispositions relatives aux modalités de facturation dans le régime général de la TVA et de celles qui font obligation d' un visa de la douane pour obtenir le remboursement de la taxe dans le régime des voyageurs permet aux autorités compétentes d' exercer un contrôle effectif des conditions d' exercice du droit à détaxation reconnu au voyageur, sans qu' il ne soit nécessaire d' exiger un document justificatif spécial. Selon les premières de ces dispositions, en effet, toute facture doit porter la plupart des mentions figurant sur ce document, à l' exception de celles afférentes à la destination des biens achetés et à leur présentation en douane. Quant aux secondes, elles obligent précisément le voyageur à présenter les biens achetés soit à la douane d' exportation s' il réside dans un pays tiers, soit à la douane d' importation s' il réside dans un État membre de la Communauté, afin d' obtenir le visa nécessaire à l' exercice de la détaxation.
15 D' autre part, il ressort des termes mêmes des motifs de la directive 78/1032, précitée, que les modifications apportées à l' article 6 de la directive l' ont été dans le but d' harmoniser le régime des détaxations accordées au stade du commerce de détail afin d' éviter les cas de double imposition. Or, l' impossibilité dans laquelle peuvent se trouver les voyageurs résidant dans d' autres États membres d' obtenir la détaxation en Espagne conduit à une double imposition, sur le territoire de la Communauté, des biens dont la valeur dépasse le montant fixé pour la franchise et qui doivent supporter la TVA dans l' État membre de l' importation définitive.
16 Enfin, même si, comme le soutient le royaume d' Espagne, tout commerçant ou, d' une manière générale, tout assujetti à la TVA peut, s' il le désire, se procurer sans aucune difficulté le modèle officiel de facture spéciale imposé par la réglementation nationale en cause, le voyageur intéressé n' est nullement assuré, pour sa part, de se voir délivrer une facture de ce modèle officiel. L' assujetti peut, en effet, ne pas disposer du modèle officiel ou estimer plus simple de délivrer une facture ordinaire. Dans ce cas, l' exercice par le voyageur du droit à détaxation est rendu impossible, contrairement à la finalité de la directive.
17 Il y a donc lieu de constater que, en exigeant obligatoirement et à titre exclusif la présentation d' un formulaire intitulé "facture spéciale", conforme à un modèle officiel, pour l' obtention de la détaxation de la taxe sur la valeur ajoutée dans le trafic international des voyageurs, empêchant ainsi l' exercice de ce droit par les voyageurs en possession d' une facture ordinaire dûment conforme à la législation espagnole et à la sixième directive, le royaume d' Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 69/169/CEE du Conseil, du 28 mai 1969, concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation dans le trafic international de voyageurs.
Sur les dépens
18 Aux termes de l' article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Le royaume d' Espagne ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
déclare et arrête:
1) En exigeant obligatoirement et à titre exclusif la présentation d' un formulaire intitulé "facture spéciale", conforme à un modèle officiel, pour l' obtention de la détaxation de la taxe sur la valeur ajoutée dans le trafic international des voyageurs, empêchant ainsi l' exercice de ce droit par les voyageurs en possession d' une facture ordinaire dûment conforme à la législation espagnole et à la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d' harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d' affaires - Système commun de TVA: assiette uniforme, le royaume d' Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive 69/169/CEE du Conseil, du 28 mai 1969, concernant l' harmonisation des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux franchises des taxes sur le chiffre d' affaires et des accises perçues à l' importation dans le trafic international de voyageurs.
2) Le royaume d' Espagne est condamné aux dépens.