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61996J0264

Arrêt de la Cour du 16 juillet 1998. - Imperial Chemical Industries plc (ICI) contre Kenneth Hall Colmer (Her Majesty's Inspector of Taxes). - Demande de décision préjudicielle: House of Lords - Royaume-Uni. - Droit d'établissement - Impôt sur les sociétés - Transfert d'une société à une autre, au sein d'un groupe, du droit à un dégrèvement fiscal pour pertes commerciales - Condition tenant à la résidence des sociétés composant le groupe - Discrimination en raison du siège - Obligations du juge national. - Affaire C-264/96.

Recueil de jurisprudence 1998 page I-04695


Sommaire
Parties
Motifs de l'arrêt
Décisions sur les dépenses
Dispositif

Mots clés


1 Questions préjudicielles - Compétence de la Cour - Limites - Question manifestement dénuée de pertinence

(Traité CE, art. 177)

2 Libre circulation des personnes - Liberté d'établissement - Législation fiscale - Impôt sur les sociétés - Dégrèvement fiscal - Législation nationale réservant le dégrèvement de consortium aux seules sociétés contrôlant uniquement ou principalement des filiales ayant leur siège sur le territoire national - Inadmissibilité

(Traité CE, art. 52, 56 et 58)

3 États membres - Obligations - Situation étrangère au champ d'application du droit communautaire - Obligation pour le juge national d'interpréter le droit interne en conformité avec le droit communautaire - Absence

(Traité CE, art. 5)

Sommaire


4 Dans le cadre de la procédure préjudicielle prévue à l'article 177 du traité, il appartient aux seules juridictions nationales, qui sont saisies du litige et doivent assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour. Le rejet d'une demande formée par une juridiction nationale n'est possible que s'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation sollicitée du droit communautaire n'a aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal.

5 L'article 52 du traité s'oppose à une législation d'un État membre qui, en ce qui concerne les sociétés établies dans cet État membre qui font partie d'un consortium au travers duquel elles détiennent une société holding et exercent leur droit de libre établissement pour créer par l'intermédiaire de cette société holding des filiales dans d'autres États membres, subordonne le droit à un dégrèvement fiscal à la condition que l'activité de la société holding consiste à détenir uniquement ou principalement les actions de filiales établies dans l'État membre concerné.

En effet, une telle législation, qui réserve l'octroi de l'avantage fiscal que constitue le dégrèvement de consortium aux seules sociétés contrôlant uniquement ou principalement des filiales ayant leur siège sur le territoire national, utilise le critère du siège des filiales contrôlées pour instaurer un traitement fiscal différencié des sociétés de consortium établies dans cet État membre et ne peut trouver de justification dans la nécessité d'assurer la cohérence du régime fiscal national du fait de l'impossibilité de compenser la réduction d'impôt résultant du dégrèvement des pertes des filiales résidentes par l'imposition des bénéfices des filiales situées hors de l'État membre, aucun lien direct n'existant entre, d'une part, le dégrèvement fiscal, dans le chef de la société de consortium, des pertes subies par une de ses filiales résidant dans cet État membre et, d'autre part, l'imposition des bénéfices des filiales situées hors de cet État.

6 Lorsqu'un litige soumis au juge national concerne une situation étrangère au champ d'application du droit communautaire, le juge national n'est tenu, en vertu du droit communautaire, ni d'interpréter la législation nationale dans un sens conforme au droit communautaire ni de laisser cette législation inappliquée. Pour le cas où un seul et même texte devrait être laissé inappliqué dans une situation relevant du champ d'application du droit communautaire, tout en pouvant encore s'appliquer à une situation qui n'en relève pas, il incomberait à l'organe compétent de l'État concerné de supprimer cette insécurité juridique dans la mesure où celle-ci pourrait porter atteinte aux droits découlant de règles communautaires.

Parties


Dans l'affaire C-264/96,

ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177 du traité CE, par la House of Lords (Royaume-Uni) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre

Imperial Chemical Industries plc (ICI)

et

Kenneth Hall Colmer (Her Majesty's Inspector of Taxes),

une décision à titre préjudiciel sur les articles 5 et 52 du traité CE,

LA COUR,

composée de MM. G. C. Rodríguez Iglesias, président, H. Ragnemalm, M. Wathelet (rapporteur) et R. Schintgen, présidents de chambre, G. F. Mancini, J. C. Moitinho de Almeida, J. L. Murray, D. A. O. Edward, P. Jann, L. Sevón et K. M. Ioannou, juges,

avocat général: M. G. Tesauro,

greffier: Mme L. Hewlett, administrateur,

considérant les observations écrites présentées:

- pour Imperial Chemical Industries plc (ICI), par MM. Peter Whiteman, QC, et Christopher Vajda, barrister, mandatés par Hammond Suddards, solicitors,

- pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. John E. Collins, Assistant Treasury Solicitor, en qualité d'agent, assisté de MM. Derrick Wyatt, QC, et Rabinder Singh, barrister,

- pour la Commission des Communautés européennes, par M. Peter Oliver et Mme Hélène Michard, membres du service juridique, en qualité d'agents,

vu le rapport d'audience,

ayant entendu les observations orales de Imperial Chemical Industries plc (ICI), du gouvernement du Royaume-Uni et de la Commission à l'audience du 14 octobre 1997,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 16 décembre 1997,

rend le présent

Arrêt

Motifs de l'arrêt


1 Par ordonnance du 24 juillet 1996, parvenue à la Cour le 29 juillet suivant, la House of Lords a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 5 et 52 du traité CE.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Imperial Chemical Industries plc (ci-après «ICI») à l'administration fiscale britannique, au sujet du refus de cette dernière d'accorder à ICI un dégrèvement fiscal à raison des pertes commerciales subies par une filiale de la société holding détenue par ICI au travers d'un consortium.

3 ICI réside au Royaume-Uni et forme avec la Wellcome Foundation Ltd, qui réside également dans cet État membre, un consortium à travers lequel elles détiennent, à raison de 49 % pour ICI et de 51 % pour la Wellcome Foundation Ltd, la société Coopers Animal Health (Holdings) Ltd (ci-après «Holdings»).

4 Holdings a pour seule activité la conservation des actions de sociétés commerciales, au nombre de 23, qui sont ses filiales et qui exercent leurs activités dans de nombreux pays. Parmi ces 23 filiales, 4, dont Coopers Animal Health Ltd (ci-après «CAH»), résident au Royaume-Uni, 6 dans d'autres États membres et 13 dans des pays tiers.

5 Les activités commerciales de CAH au Royaume-Uni se sont traduites, pour les exercices clôturés en 1985, 1986 et 1987, par un résultat déficitaire. ICI a demandé, en application des articles 258 à 264 de l'Income and Corporation Taxes Act 1970 (loi de 1970 sur l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les sociétés, ci-après la «loi»), à bénéficier d'un dégrèvement fiscal, en déduisant des bénéfices imposables qu'elle avait réalisés durant les périodes correspondant aux exercices déficitaires de CAH d'un montant égal à 49 % (soit le taux de sa participation dans Holdings) les pertes enregistrées par cette dernière.

6 Les dispositions de la loi énonçant les conditions et les modalités d'un dégrèvement tel que celui que revendique ICI sont les suivantes:

Article 258

«1. Les dégrèvements pour pertes commerciales et autres sommes déductibles de l'impôt sur les sociétés peuvent, en conformité avec les dispositions suivantes du présent titre, être cédés par une société (dénommée la `société cédante') qui fait partie d'un groupe de sociétés et, sur demande d'une autre société (dénommée la `société réclamante'), membre du même groupe, être attribués à la société réclamante sous la forme d'un dégrèvement, dit `de groupe', accordé dans le cadre de l'impôt sur les sociétés.

2. Le dégrèvement `de groupe' peut aussi être obtenu conformément auxdites dispositions dans le cas d'une société cédante et d'une société réclamante dont l'une est membre d'un consortium et l'autre soit

a) une société commerciale détenue par le consortium et qui n'est pas filiale à 75 % d'une société; soit

b) une société commerciale

i) qui est filiale à 90 % d'une société holding détenue par le consortium et

ii) qui n'est pas filiale à 75 % d'une société autre que la société holding; soit

c) une société holding détenue par le consortium et qui n'est pas filiale à 75 % d'une société

...

5. Aux fins du présent article et des articles suivants du même titre

a) deux sociétés sont réputées membres d'un groupe de sociétés si l'une est filiale à 75 % de l'autre ou si toutes deux sont filiales à 75 % d'une société tierce.

b) on entend par `société holding' une société dont l'activité consiste uniquement ou principalement à détenir des actions ou des titres de sociétés qui sont ses filiales à 90 % et qui sont des sociétés commerciales.

c) on entend par `société commerciale' une société qui se consacre uniquement ou principalement à une ou plusieurs activités commerciales.

...

7. Le mot société dans le présent article et les articles suivants de ce titre ne vise que des personnes morales résidant au Royaume-Uni. Pour déterminer aux fins desdits articles si une société est filiale à 75 % d'une autre, l'autre société est considérée comme n'étant pas propriétaire

a) de toute participation qu'elle détient directement dans une personne morale si un profit sur la vente des actions devait être traité comme une recette commerciale au titre de ses activités ou

b) de toute participation qu'elle détient indirectement et dont le propriétaire direct est une société pour laquelle un profit sur la vente des actions serait une recette commerciale ou

c) de toute participation qu'elle détient directement ou indirectement dans une personne morale ne résidant pas au Royaume-Uni.

8. Aux fins du présent article et des articles suivants de ce titre, une société est la propriété d'un consortium si les trois-quarts ou plus de son capital ordinaire sont détenus (`beneficially owned') par des sociétés dont aucune ne détient (`beneficially owns') moins d'un vingtième de ce capital. Ces sociétés sont appelées membres du consortium.»

Article 259

«1. Si la société cédante, en exerçant une activité commerciale, a subi pendant une période comptable une perte calculée de la même manière qu'aux fins du paragraphe 2 de l'article 177 de la présente loi, le montant de la perte peut être déduit aux fins de l'impôt sur les sociétés des bénéfices totaux de la société réclamante pour sa période comptable correspondante».

7 Le dégrèvement fiscal sollicité par ICI lui a été refusé. L'administration fiscale a fondé ce refus sur le fait que Holdings ne constitue pas une société holding au sens du paragraphe 5, sous b), de l'article 258, lu en combinaison avec le paragraphe 7. Même si l'activité de Holdings consiste uniquement à détenir des actions ou des titres de sociétés qui sont ses filiales à 90 % et qui sont des sociétés commerciales, la phrase introductive du paragraphe 7 interdirait de lui reconnaître la qualité de société holding, avec les avantages qui s'y rattachent, au sens du paragraphe 5, sous b), dès lors que la majorité de ses filiales, soit 19 sur 23, ne sont pas des sociétés commerciales résidant au Royaume-Uni et que son activité principale n'est donc pas celle à laquelle s'attache cette qualité.

8 Contestant cette interprétation du droit national, ICI a formé un recours juridictionnel contre la décision de rejet, auquel la High Court puis la Court of Appeal ont fait droit.

9 L'administration fiscale a formé un recours devant la House of Lords, qui a jugé que le refus opposé par l'administration fiscale était justifié au regard de la loi, mais a estimé devoir examiner l'argumentation fondée sur le droit communautaire qu'avait développée ICI pour contester ce refus.

10 A cet égard, ICI a soutenu que l'exigence tenant à ce que la société holding ait pour activité unique ou principale la détention de parts de sociétés résidant au Royaume-Uni restreignait, à travers un régime fiscal discriminatoire, la liberté d'établissement des sociétés, en sorte qu'elle violait les articles 52 et 58 du traité CE.

11 Cette discrimination résulterait du fait que le dégrèvement fiscal à raison des pertes subies par une société résidente détenue à travers une société holding, elle-même résidente, serait accordé, au niveau des membres d'un consortium, dans le cas où la société holding contrôlerait uniquement ou principalement des filiales résidentes, tandis qu'il serait refusé, toutes choses étant égales par ailleurs, dès lors que cette même société holding, parce qu'elle aurait fait usage de la liberté d'établissement que lui garantit le traité, contrôlerait principalement des filiales résidant dans d'autres États membres.

12 Selon ICI, en présence d'une telle discrimination, il appartiendrait au juge national, même dans une situation telle que celle dont est saisie la House of Lords, dans laquelle la société holding contrôle 23 filiales dont 10 seulement résident soit au Royaume-Uni, soit dans un autre État membre, d'écarter, pour incompatibilité avec le droit communautaire, la condition de résidence posée par la loi.

13 La House of Lords a estimé que les questions de la compatibilité au regard des règles du traité des conditions de résidence auxquelles la loi subordonne l'octroi du dégrèvement revendiqué par ICI et de l'attitude que doit, si cette loi s'avérait contraire au droit communautaire, adopter le juge national en présence d'une telle situation relèvent d'une interprétation du droit communautaire. Elle a, en conséquence, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes:

«1) Dans le cas où

i) une société (la société A) réside dans un État membre de l'Union européenne

ii) la société A forme un consortium avec une autre société (la société B) qui réside aussi dans cet État membre

iii) les sociétés A et B sont propriétaires en commun d'une société holding (la société C) qui réside aussi dans cet État membre

iv) la société C possède un certain nombre de filiales commerciales, qui résident soit dans cet État membre, soit dans d'autres États membres de l'Union européenne, soit ailleurs dans le monde, et que

v) la société A ne peut demander de dégrèvement fiscal dans le cadre de l'impôt sur les sociétés en raison des pertes commerciales encourues par une filiale commerciale (qui réside aussi dans cet État membre) de la société C parce que la législation nationale, interprétée au regard du droit interne, exige que l'activité de la société C consiste uniquement ou principalement à détenir les actions de filiales résidant dans cet État membre:

La condition énoncée en v) constitue-t-elle une restriction à la liberté d'établissement prévue à l'article 52 du traité CE? Si tel est le cas, ce régime est-il néanmoins justifié en droit communautaire?

2) Si la condition énoncée au point v) constitue une restriction injustifiée au regard du droit communautaire, l'article 5 du traité CE exige-t-il qu'une juridiction nationale interprète la législation nationale en cause, autant qu'il se peut, de manière à la rendre conforme au droit communautaire, alors même qu'aucune des sociétés A, B ou C ne cherche à se prévaloir du droit communautaire et qu'une interprétation de la législation nationale dans un sens conforme à ce droit aboutirait à accorder un dégrèvement dès lors que les activités de la société C consisteraient principalement à détenir des actions dans des filiales établies en dehors de la Communauté ou de l'Espace économique européen? Ou bien l'article 5 entraîne-t-il la seule conséquence que la législation nationale, en dépit de son interprétation, s'applique sous réserve des exigences du droit communautaire dès que des intérêts communautaires sont en jeu?»

Sur la recevabilité des questions posées

14 Le gouvernement du Royaume-Uni a exprimé des doutes quant à la pertinence de la première question aux fins de la solution du litige au principal. Il a soutenu que, même s'il devait être constaté que la loi comporte une restriction à la liberté d'établissement incompatible avec l'article 52 du traité, cela n'aurait aucune incidence sur la solution du litige au principal. En effet, le dégrèvement fiscal prévu par la loi serait, de toute façon, refusé à ICI, puisque la majorité des sociétés contrôlées par Holdings, soit 13 sur 23, ont leur siège non pas dans d'autres États membres, mais dans des pays tiers.

15 Il convient de rappeler à cet égard que, selon une jurisprudence constante, il appartient aux seules juridictions nationales, qui sont saisies du litige et doivent assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour (voir, notamment, arrêts du 27 octobre 1993, Enderby, C-127/92, Rec. p. I-5535, point 10; du 3 mars 1994, Eurico Italia e.a., C-332/92, C-333/92 et C-335/92, Rec. p. I-711, point 17, et du 7 juillet 1994, McLachlan, C-146/93, Rec. p. I-3229, point 20). Le rejet d'une demande formée par une juridiction nationale n'est possible que s'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation sollicitée du droit communautaire n'a aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal (arrêts du 6 juillet 1995, BP Soupergaz, C-62/93, Rec. p. I-1883, point 10, et du 26 octobre 1995, Furlanis, C-143/94, Rec. p. I-3633, point 12).

16 Tel n'est cependant pas le cas dans l'espèce au principal. En effet, la juridiction de renvoi fait état d'une divergence d'opinion sur l'interprétation de l'exigence figurant à l'article 258, paragraphe 5, selon laquelle, pour constituer une société holding au sens de la loi, il faut détenir uniquement ou principalement les parts de sociétés résidant au Royaume-Uni et, plus particulièrement, de la notion de contrôle d'une majorité de filiales résidant au Royaume-Uni, l'une des interprétations possibles comportant la nécessité de vérifier la compatibilité de la loi avec l'article 52 du traité.

17 Dans ces conditions, il convient d'examiner les questions posées par la juridiction de renvoi.

Sur le fond

Sur la première question

18 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande en substance si l'article 52 du traité s'oppose à une législation d'un État membre qui, en ce qui concerne les sociétés établies dans cet État membre qui font partie d'un consortium au travers duquel elles détiennent une société holding, subordonne le droit à un dégrèvement fiscal à la condition que l'activité de la société holding consiste à détenir uniquement ou principalement les actions de filiales établies dans l'État membre concerné.

19 Il y a lieu, à titre liminaire, de rappeler que, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, il n'en reste pas moins que ces derniers doivent l'exercer dans le respect du droit communautaire (voir arrêts du 14 février 1995, Schumacker, C-279/93, Rec. p. I-225, point 21; du 11 août 1995, Wielockx, C-80/94, Rec. p. I-2493, point 16; du 27 juin 1996, Asscher, C-107/94, Rec. p. I-3089, point 36, et du 15 mai 1997, Futura Participations et Singer, C-250/95, Rec. p. I-2471, point 19).

20 Il convient de relever ensuite que, selon une jurisprudence constante, la liberté d'établissement, que l'article 52 reconnaît aux ressortissants des États membres et qui comporte pour eux l'accès aux activités non salariées et leur exercice dans les mêmes conditions que celles définies par la législation de l'État membre d'établissement pour ses propres ressortissants, comprend, conformément à l'article 58 du traité, pour les sociétés constituées en conformité avec la législation d'un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l'intérieur de la Communauté, le droit d'exercer leur activité dans l'État membre concerné par l'intermédiaire d'une succursale ou agence. Pour les sociétés, il importe de relever dans ce contexte que leur siège au sens précité sert à déterminer, à l'instar de la nationalité des personnes physiques, leur rattachement à l'ordre juridique d'un État (arrêts du 28 janvier 1986, Commission/France, 270/83, Rec. p. 273, point 18, et du 13 juillet 1993, Commerzbank, C-330/91, Rec. p. I-4017, point 13).

21 Il importe de préciser, en outre, que, même si, selon leur libellé, les dispositions relatives à la liberté d'établissement visent notamment à assurer le bénéfice du traitement national dans l'État membre d'accueil, elles s'opposent également à ce que l'État d'origine entrave l'établissement dans un autre État membre d'un de ses ressortissants ou d'une société constituée en conformité avec sa législation, répondant, par ailleurs, à la définition de l'article 58 du traité (arrêt du 27 septembre 1988, Daily Mail and General Trust, 81/87, Rec. p. 5483, point 16).

22 Il convient de constater à cet égard que la législation en cause au principal refuse aux sociétés de consortium résidentes qui, par l'intermédiaire d'une société holding, ont fait usage de leur droit de libre établissement pour créer des filiales dans d'autres États membres le bénéfice du dégrèvement fiscal à raison des pertes subies par une filiale résidente de la société holding lorsque cette dernière contrôle principalement des filiales ayant leur siège hors du Royaume-Uni.

23 Une telle législation utilise donc le critère du siège des filiales contrôlées pour instaurer un traitement fiscal différencié des sociétés de consortium établies au Royaume-Uni. En effet, elle réserve l'octroi de l'avantage fiscal que constitue le dégrèvement de consortium aux seules sociétés contrôlant uniquement ou principalement des filiales ayant leur siège sur le territoire national.

24 Il convient, dès lors, de s'interroger sur une éventuelle justification de cette inégalité de traitement au regard des dispositions du traité sur la liberté d'établissement.

25 A cet égard, le gouvernement du Royaume-Uni a fait valoir que, en matière de fiscalité directe, les situations des sociétés résidentes et non-résidentes ne sont, en règle générale, pas comparables et a avancé deux types de justifications. D'abord, la législation en cause viserait à réduire le risque d'évasion fiscale, qui serait lié, en l'espèce, à l'éventualité que les membres d'un consortium organisent un transfert de charges des filiales non-résidentes vers une filiale résidant au Royaume-Uni et veillent, à l'inverse, à ce que les bénéfices apparaissent dans les filiales non-résidentes. La législation en cause viserait donc à éviter que la création de filiales à l'étranger ne soit utilisée aux fins de soustraire des ressources imposables au fisc britannique. Ensuite, elle tendrait à éviter une réduction des recettes qui résulterait du seul fait de l'existence de filiales non-résidentes et serait liée à l'impossibilité pour le fisc britannique de compenser la réduction d'impôt résultant du dégrèvement des pertes des filiales résidentes par l'imposition des bénéfices des filiales situées hors du Royaume-Uni.

26 En ce qui concerne la justification fondée sur le risque d'évasion fiscale, il suffit de souligner que la législation en cause au principal n'a pas pour objet spécifique d'exclure d'un avantage fiscal les montages purement artificiels dont le but serait de contourner la loi fiscale du Royaume-Uni, mais vise, de manière générale, toute situation dans laquelle la majorité des sociétés filiales d'un groupement se trouvent établies, pour quelque raison que ce soit, en dehors du Royaume-Uni. Or, l'établissement d'une société en dehors du Royaume-Uni n'implique pas, en soi, l'évasion fiscale, la société en question étant en tout état de cause soumise à la législation fiscale de l'État d'établissement.

27 De plus, en l'espèce, le risque de transfert de charges que vise à éviter la législation n'est aucunement lié à l'existence ou non d'une majorité de filiales résidant ou non au Royaume-Uni. En effet, il suffit qu'existe ne serait-ce qu'une filiale non-résidente pour que le risque invoqué par le gouvernement du Royaume-Uni soit susceptible de se réaliser.

28 Quant à l'argument relatif à l'impossibilité de compenser la réduction d'impôt résultant du dégrèvement des pertes des filiales résidentes par l'imposition des bénéfices des filiales situées hors du Royaume-Uni, il y a lieu de signaler que la réduction de recettes fiscales qui en résulte ne figure pas parmi les raisons énoncées à l'article 56 du traité et ne peut être considérée comme une raison impérieuse d'intérêt général pouvant être invoquée pour justifier une inégalité de traitement en principe incompatible avec l'article 52 du traité.

29 Certes, la Cour a considéré que la nécessité d'assurer la cohérence d'un régime fiscal pouvait, dans certaines circonstances, justifier une réglementation de nature à restreindre les libertés fondamentales (voir, en ce sens, arrêts du 28 janvier 1992, Bachmann, C-204/90, Rec. p. I-249, et Commission/Belgique, C-300/90, Rec. p. I-305). Néanmoins, dans les affaires précitées, un lien direct existait entre la déductibilité des cotisations, d'une part, et l'imposition des sommes dues par des assureurs en exécution des contrats d'assurance contre la vieillesse et le décès, d'autre part, lien qu'il fallait préserver en vue de sauvegarder la cohérence du système fiscal en cause. En l'espèce, aucun lien direct de cette nature n'existe entre, d'une part, le dégrèvement fiscal, dans le chef de la société de consortium, des pertes subies par une de ses filiales résidant au Royaume-Uni et, d'autre part, l'imposition des bénéfices des filiales situées hors du Royaume-Uni.

30 En conséquence, il convient de répondre à la première question que l'article 52 du traité s'oppose à une législation d'un État membre qui, en ce qui concerne les sociétés établies dans cet État membre qui font partie d'un consortium au travers duquel elles détiennent une société holding et exercent leur droit de libre établissement pour créer par l'intermédiaire de cette société holding des filiales dans d'autres États membres, subordonne le droit à un dégrèvement fiscal à la condition que l'activité de la société holding consiste à détenir uniquement ou principalement les actions de filiales établies dans l'État membre concerné.

Sur la seconde question

31 Par sa seconde question, la juridiction nationale demande en substance à voir précisée la portée de l'obligation de coopération loyale énoncée à l'article 5 du traité. Plus précisément, dès lors qu'il découlerait de la réponse à la première question que la législation en cause au principal serait incompatible avec le droit communautaire dans la mesure où elle refuse le dégrèvement dans le cas où la société holding détenue par le consortium contrôle principalement des filiales ayant leur siège dans la Communauté, sans que cette condition soit remplie avec les seules filiales résidant au Royaume-Uni, la juridiction de renvoi s'interroge sur le point de savoir si elle doit également laisser cette législation inappliquée ou l'interpréter de manière conforme au droit communautaire dans le cas où la société holding contrôlerait principalement des filiales ayant leur siège dans des pays tiers.

32 Il importe de souligner, à cet égard, que la différence de traitement selon que l'activité de la société holding détenue par le consortium consiste uniquement ou principalement à détenir des parts dans des filiales ayant leur siège dans des pays tiers ou non ne relève pas du champ d'application du droit communautaire.

33 Par conséquent, d'une part, les articles 52 et 58 du traité ne s'opposent pas à une législation nationale refusant d'accorder le dégrèvement à une société de consortium résidente lorsque l'activité de la société holding détenue par le consortium consiste uniquement ou principalement à détenir des parts dans des filiales ayant leur siège dans des pays tiers. D'autre part, l'article 5 du traité ne trouve pas non plus à s'appliquer.

34 Il y a donc lieu de souligner que, lorsque le litige soumis au juge national concerne une situation étrangère au champ d'application du droit communautaire, le juge national n'est tenu, en vertu du droit communautaire, ni d'interpréter sa législation dans un sens conforme au droit communautaire ni de laisser cette législation inappliquée. Pour le cas où un seul et même texte devrait être laissé inappliqué dans une situation relevant du champ d'application du droit communautaire, tout en pouvant encore s'appliquer à une situation qui n'en relève pas, il incomberait à l'organe compétent de l'État concerné de supprimer cette insécurité juridique dans la mesure où celle-ci pourrait porter atteinte aux droits découlant de règles communautaires.

35 Il en résulte que, dans des circonstances telles que celles du litige au principal, l'article 5 du traité n'impose au juge national ni d'interpréter sa législation dans un sens conforme au droit communautaire ni de laisser cette législation inappliquée dans une situation étrangère au champ d'application du droit communautaire.

Décisions sur les dépenses


Sur les dépens

36 Les frais exposés par le gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Dispositif


Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par la House of Lords, par ordonnance du 24 juillet 1996, dit pour droit:

1) L'article 52 du traité CE s'oppose à une législation d'un État membre qui, en ce qui concerne les sociétés établies dans cet État membre qui font partie d'un consortium au travers duquel elles détiennent une société holding et exercent leur droit de libre établissement pour créer par l'intermédiaire de cette société holding des filiales dans d'autres États membres, subordonne le droit à un dégrèvement fiscal à la condition que l'activité de la société holding consiste à détenir uniquement ou principalement les actions de filiales établies dans l'État membre concerné.

2) Dans des circonstances telles que celles du litige au principal, l'article 5 du traité CE n'impose au juge national ni d'interpréter sa législation dans un sens conforme au droit communautaire ni de laisser cette législation inappliquée dans une situation étrangère au champ d'application du droit communautaire.