Affaire C-435/03
British American Tobacco International Ltd et Newman Shipping & Agency Company NV
contre
Belgische Staat
(demande de décision préjudicielle, introduite par le hof van beroep te Antwerpen)
«Sixième directive TVA — Articles 2 et 27, paragraphe 5 — Taxe sur le chiffre d'affaires — Champ d'application — Fait générateur et base d'imposition — Livraison de biens à titre onéreux — Vol de marchandises dans un entrepôt fiscal»
Conclusions de l'avocat général M. M. Poiares Maduro, présentées le 25 mai 2005
Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 14 juillet 2005
Sommaire de l'arrêt
1. Dispositions fiscales — Harmonisation des législations — Taxes sur le chiffre d'affaires — Système commun de taxe sur la valeur ajoutée — Opérations imposables — Livraisons de biens effectuées à titre onéreux — Notion — Vol de marchandises — Exclusion — Marchandises étant soumises à un droit d'accises — Absence d'incidence
(Directive du Conseil 77/388, art. 2)
2. Dispositions fiscales — Harmonisation des législations — Taxes sur le chiffre d'affaires — Système commun de taxe sur la valeur ajoutée — Base d'imposition — Mesures nationales dérogatoires — Réglementation soumettant à la taxe d'autres opérations que celles énoncées à l'article 2 de la sixième directive, tel le vol de marchandises dans un entrepôt fiscal — Inadmissibilité
(Directive du Conseil 77/388, art. 27, § 5)
1. Le vol de marchandises ne constitue pas une «livraison de biens à titre onéreux» au sens de l'article 2 de la sixième directive 77/388 et ne peut donc, en tant que tel, être soumis à la taxe sur la valeur ajoutée. La circonstance que les marchandises volées sont soumises à un droit d'accises n'a pas d'incidence sur cette analyse.
(cf. point 42, disp. 1)
2. L'autorisation de mettre en oeuvre des mesures facilitant le contrôle de la perception de la taxe sur la valeur ajoutée, accordée à un État membre sur le fondement de l'article 27, paragraphe 5, de la sixième directive 77/388, n'habilite pas cet État à soumettre à cette taxe d'autres opérations que celles énoncées à l'article 2 de cette directive. Une telle autorisation ne peut donc donner de base légale à une réglementation nationale soumettant à la taxe sur la valeur ajoutée le vol de marchandises dans un entrepôt fiscal.
(cf. point 49, disp. 2)
ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
14 juillet 2005 (*)
«Sixième directive TVA – Articles 2 et 27, paragraphe 5 – Taxe sur le chiffre d’affaires – Champ d’application – Fait générateur et base d’imposition – Livraison de biens à titre onéreux – Vol de marchandises dans un entrepôt fiscal»
Dans l’affaire C-435/03,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le hof van beroep te Antwerpen (Belgique), par décision du 7 octobre 2003, parvenue à la Cour le 14 octobre 2003, dans la procédure
British American Tobacco International Ltd,
Newman Shipping & Agency Company NV
contre
Belgische Staat,
LA COUR (troisième chambre),
composée de M. A. Rosas, président de chambre, MM. A. Borg Barthet, A. La Pergola, J.-P. Puissochet (rapporteur) et J. Malenovský, juges,
avocat général: M. M. Poiares Maduro,
greffier: M. R. Grass,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées:
– pour British American Tobacco International Ltd, par Me M. Houben, advocaat, mandaté par M. S. Crosby, solicitor,
– pour Newman Shipping & Agency Company NV, par Mes G. Huyghe et P. Hoogmartens, advocaten,
– pour le gouvernement belge, représenté initialement par Mme D. Haven, en qualité d’agent, puis par M. M. Wimmer, en qualité d’agent, assistés de Me M. van der Woude, avocat,
– pour le gouvernement hellénique, par M. S. Spyropoulos et Mme M. Tassopoulou, en qualité d’agents,
– pour la Commission des Communautés européennes, par Mme L. Ström van Lier et M. A. Weimar, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 25 mai 2005,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation, notamment, des articles 2, 5 et 27 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci-après la «directive»).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant les sociétés British American Tobacco International Ltd (ci-après «BATI») et Newman Shipping & Agency Company NV (ci-après «Newman») au Belgische Staat, au sujet du paiement de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la «TVA») sur des tabacs manufacturés stockés dans un entrepôt fiscal et déclarés manquants à la suite de vols.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3 Aux termes de l’article 2 de la directive:
«Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée:
1. les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel;
2. les importations de biens.»
4 L’article 5, paragraphe 1, de la directive dispose:
«Est considéré comme ‘livraison d’un bien’ le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire.»
5 L’article 10, paragraphes 1 et 2, de la directive prévoit:
«1. Sont considérés comme:
a) fait générateur de la taxe: le fait par lequel sont réalisées les conditions légales, nécessaires pour l’exigibilité de la taxe;
b) exigibilité de la taxe: le droit que le Trésor peut faire valoir aux termes de la loi, à partir d’un moment donné, auprès du redevable pour le paiement de la taxe, même si ce paiement peut en être reporté.
2. Le fait générateur de la taxe intervient et la taxe devient exigible au moment où la livraison du bien ou la prestation de services est effectuée. […]»
6 Selon l’article 11 de la directive, la base d’imposition est constituée, pour les livraisons de biens, par tout ce qui constitue la contrepartie obtenue ou à obtenir par le fournisseur pour ces opérations de la part de l’acheteur, du preneur ou d’un tiers.
7 Aux termes de l’article 27 de la directive, intitulé «Mesures de simplification»:
«1. Le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, peut autoriser tout État membre à introduire des mesures particulières dérogatoires à la présente directive, afin de simplifier la perception de la taxe ou d’éviter certaines fraudes ou évasions fiscales. Les mesures destinées à simplifier la perception de la taxe ne peuvent influer, sauf de façon négligeable, sur le montant de la taxe due au stade de la consommation finale.
2. L’État membre qui souhaite introduire des mesures visées au paragraphe 1 en saisit la Commission et lui fournit toutes les données utiles d’appréciation.
[…]
5. Les États membres qui appliquent, au 1er janvier 1977, des mesures particulières du type de celles visées au paragraphe 1 peuvent les maintenir, à la condition de les notifier à la Commission avant le 1er janvier 1978 et sous réserve qu’elles soient conformes, pour autant qu’il s’agisse de mesures destinées à simplifier la perception de la taxe, au critère défini au paragraphe 1.»
8 La directive 92/12/CEE du Conseil, du 25 février 1992, relative au régime général, à la détention, à la circulation et aux contrôles des produits soumis à accises (JO L 76, p. 1), s’applique, notamment, en vertu de son article 3, paragraphe 1, aux tabacs manufacturés.
9 L’article 6, paragraphe 1, de la directive 92/12 prévoit:
«L’accises devient exigible lors de la mise à la consommation ou lors de la constatation des manquants qui devront être soumis à accises conformément à l’article 14 paragraphe 3.
Est considérée comme mise à la consommation de produits soumis à accises:
a) toute sortie, y compris irrégulière, d’un régime suspensif;
[…]»
La réglementation nationale
10 L’article 58, paragraphe 1, du code belge de la TVA dispose:
«En ce qui concerne les tabacs manufacturés qui sont importés, acquis au sens de l’article 25 ter ou produits en Belgique, la taxe est perçue dans tous les cas où, en vertu des dispositions légales ou réglementaires relatives au régime fiscal des tabacs, le droit d’accises doit être acquitté. […]
[…]
La taxe ainsi perçue tient lieu de taxe à laquelle sont soumises l’importation, les acquisitions intracommunautaires et les livraisons de tabacs manufacturés.
Le Roi détermine les modalités de perception de la taxe applicable aux tabacs manufacturés et les personnes tenues au paiement de celle-ci.»
11 L’article 58, paragraphe 1, du code de la TVA était en vigueur lors de l’adoption de la directive. En application de l’article 27, paragraphe 5, de celle-ci, le Royaume de Belgique a, le 19 décembre 1977, notifié cet article 58 à la Commission. Le texte de cette notification était le suivant:
«B. Acquittement de l’impôt dans une phase préalable.
1. Les produits de tabac manufacturés
Afin de faciliter le contrôle de la perception de la TVA dans ce secteur, la taxe qui est due à l’occasion de l’importation et de la livraison de tabacs fabriqués est perçue en même temps que les droits d’accises. Lors de l’achat des bandelettes fiscales par le fabriquant ou l’importateur, la TVA est, en effet, payée sur le prix à payer par le consommateur. Aucune TVA n’est perçue aux stades ultérieurs, mais aucune déduction ne peut bien entendu être opérée. Toutes les ventes de tabacs fabriqués doivent être facturées taxe comprise […]»
12 Aux termes de l’article 1er de l’arrêté royal nº 13, du 29 décembre 1992, relatif au régime des tabacs manufacturés en matière de taxe sur la valeur ajoutée (Belgisch Staatsblad, du 31 décembre 1992, p. 28086, ci-après l’«arrêté royal nº 13»):
«La taxe sur la valeur ajoutée frappant les tabacs manufacturés […] est exigible au même moment que le droit d’accises.
[…]»
Le litige au principal et les questions préjudicielles
13 Newman exploite un entrepôt fiscal à Anvers, où étaient entreposés des tabacs manufacturés produits et emballés en Belgique par BATI, propriétaire de ces marchandises. Aucune bandelette fiscale n’était apposée sur celles-ci.
14 Des cigarettes ont été volées dans cet entrepôt, les 4 décembre 1995 et 29 janvier 1996, ainsi que dans la nuit du 14 au 15 juin 1998. Ces vols ont été déclarés aux services de police.
15 L’administration belge des douanes et accises a communiqué à Newman un avis d’imposition lui enjoignant de verser, au titre des cigarettes manquantes, les droits d’accises et la TVA, conformément au régime institué par l’article 58, paragraphe 1, du code de la TVA. Après une réclamation infructueuse, Newman a payé les montants exigés, mais sous réserve de tous droits en ce qui concerne la TVA. BATI a intégralement remboursé lesdits montants à Newman.
16 Newman et BATI ont introduit auprès du rechtbank van eerste aanleg te Antwerpen un recours contre le Belgische Staat, tendant au remboursement des montants acquittés.
17 Ce recours a été rejeté par un jugement du 4 avril 2001. Par ce jugement, ladite juridiction a considéré que le droit d’accises était dû pour des marchandises manquantes à la suite de vols et que, dès lors, en vertu de l’article 58, paragraphe 1, du code de la TVA et de l’article 1er de l’arrêté royal nº 13, la TVA était également exigible pour lesdites marchandises. En outre, le rechtbank van eerste aanleg a jugé que ces dispositions visaient à simplifier la perception de la taxe et qu’elles étaient conformes à l’article 27 de la directive.
18 Le 7 mai 2001, les requérantes au principal ont interjeté appel de ce jugement devant le hof van beroep te Antwerpen.
19 En ce qui concerne le droit d’accises, cette juridiction a constaté qu’une transaction avait été conclue entre les parties et exécutée, mettant ainsi un terme à la contestation portant sur l’exigibilité de ce droit.
20 S’agissant de la TVA, le hof van beroep te Antwerpen a relevé que si le point de vue de l’administration des douanes et accises, admis par le juge de première instance, était retenu, il n’y aurait pas lieu de rechercher si le vol des marchandises peut être qualifié de «livraison de biens» au sens de la directive. Le fait générateur de la TVA ne serait pas la livraison du bien ni l’importation de celui-ci, mais la perception du droit d’accises.
21 Estimant ainsi que le moyen soulevé par les requérantes au principal, tiré de l’absence de conformité avec la directive du régime institué par l’article 58, paragraphe 1, du code de la TVA et l’article 1er de l’arrêté royal nº 13, présentait un caractère sérieux, le hof van beroep te Antwerpen a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Une livraison peut-elle intervenir, au sens de la […] directive, avec cette conséquence que la [TVA] peut être perçue:
– en l’absence de toute contrepartie ou transaction à titre onéreux?
– en l’absence de transfert du droit de disposer librement des biens comme un propriétaire?
– si les biens n’ont pas pu être mis légalement sur le marché, parce qu’il s’agit d’objets volés et de marchandises de contrebande?
2) La réponse à la première question est-elle différente s’il s’agit de produits soumis à accises, et plus particulièrement de tabacs manufacturés?
3) Si aucun droit d’accises n’est prélevé sur les produits soumis à accises, est-il en pareil cas compatible avec les dispositions de la […] directive de prélever la [TVA]?
4) Les États membres peuvent-ils compléter les catégories d’opérations assujetties à la [TVA] en procédant à une notification au sens de l’article 27, paragraphes 2 ou 5, de la […] directive, afin d’imposer la [TVA] au niveau national en cas de vol de produits soumis à accises dans un entrepôt fiscal, ou bien l’article 2 de la […] directive est-il exhaustif?
5) Dans le cas d’une notification, au sens de l’article 27, paragraphe 5, de la […] directive, qui ne porte que sur le paiement anticipé de la [TVA] au moyen de bandelettes fiscales, un État membre est-il habilité à compléter les catégories d’opérations assujetties à la [TVA], par exemple à imposer le paiement de la [TVA] lorsque des produits soumis à accises ont été volés dans un entrepôt fiscal?»
Sur la pertinence des questions préjudicielles
22 À titre liminaire, il y a lieu de répondre à l’argumentation du gouvernement belge selon laquelle les questions posées par la juridiction de renvoi seraient dépourvues de pertinence et devraient être entièrement reformulées.
23 Le gouvernement belge fait valoir que ces questions procèdent d’une interprétation erronée des dispositions de l’article 58, paragraphe 1, du code de la TVA, qu’il a été autorisé par le Conseil à maintenir en application l’article 27, paragraphe 5, de la directive.
24 Ces dispositions auraient pour seul objet de faciliter la perception de la TVA, avant qu’intervienne le fait générateur de celle-ci, et ne créeraient pas une nouvelle catégorie d’opérations imposables, que n’aurait pas prévue la directive. La TVA ainsi payée ne serait définitivement acquise à l’État que si cette dette anticipée de TVA peut, ensuite, être imputée à une opération imposable.
25 Si cette imputation n’était finalement pas possible, faute d’opération imposable ultérieure, l’assujetti bénéficierait d’une restitution du montant de la TVA, conformément à l’article 77 du code de la TVA et aux articles 5 et 11 de l’arrêté royal nº 13. Cela pourrait être le cas, dans des circonstances telles que celles du litige au principal, si l’entreprise établissait que les marchandises manquantes ont effectivement été volées et qu’elles n’ont pas été livrées. Le régime notifié le 19 décembre 1977 n’aurait donc aucune incidence sur la notion de «livraison de biens» au sens de l’article 2 de la directive, de sorte que les quatrième et cinquième questions préjudicielles seraient dépourvues d’utilité pour régler le litige au principal. De ce fait, les première, deuxième et troisième questions seraient également sans pertinence.
26 Cependant, l’argumentation du gouvernement belge ne permet pas d’établir que les questions préjudicielles seraient dépourvues d’utilité pour la juridiction de renvoi.
27 D’une part, il ne ressort pas des termes de la décision de renvoi que la restitution de la TVA payée par anticipation serait possible en cas de vol de marchandises soumises à un droit d’accises.
28 D’autre part, à supposer même que cette possibilité soit prévue dans un tel cas par la réglementation nationale, les conditions de preuve exigées pour le bénéfice de la restitution ne pourraient que rarement être remplies. En effet, il ressort de la réponse du gouvernement belge à la question écrite posée par la Cour, relative à ces conditions de preuve, qu’une personne victime d’un vol de marchandises pourrait obtenir la restitution de la TVA seulement si elle parvenait à établir, premièrement, que les marchandises ont été effectivement volées et, deuxièmement, qu’après le vol, elles n’ont pas été mises dans le commerce. La preuve d’un tel fait négatif qui serait ainsi exigée, au surplus inaccessible à la connaissance de la personne victime du vol, rendrait pratiquement impossible l’exercice du droit à restitution (voir, en ce sens, à propos de la restitution de taxes instituées en violation du droit communautaire, arrêts du 9 novembre 1983, San Giorgio, 199/82, Rec. p. 3595, point 14, et du 9 février 1999, Dilexport, C-343/96, Rec. p. I-579, point 48).
29 Il résulte de la décision de renvoi que les produits de tabac en cause dans le litige au principal ont été effectivement volés. Le fait que le paiement de la TVA sur ces biens soumis à accises a été demandé précisément à la suite du vol montre bien que c’est le vol lui-même qui a déclenché la soumission à cette taxe. Ce n’était pas un événement ultérieur, comme une éventuelle introduction des marchandises dans le circuit commercial, par les voleurs, qui a été le fait décisif. Dès lors, c’est bien le vol lui-même qui a été érigé en fait générateur de la TVA par l’administration fiscale belge.
30 Dans ces conditions, il y a lieu d’examiner les questions posées par la juridiction de renvoi.
Sur les première, deuxième et troisième questions
31 Par ces questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi cherche à savoir, d’une part, si le vol de marchandises peut être analysé comme une «livraison de biens à titre onéreux» au sens de l’article 2 de la directive et être, en conséquence, soumis à la TVA et, d’autre part, si le fait qu’il s’agisse, dans le litige au principal, de marchandises soumises à un droit d’accises a une incidence sur cette analyse.
32 D’abord, ainsi que le font valoir à juste titre les requérantes au principal et la Commission, le vol de marchandises ne donne pas lieu, par définition, à une quelconque contrepartie financière au profit de la personne qui en est victime. Il ne peut donc, en tant que tel, être considéré comme une livraison de biens effectuée «à titre onéreux» au sens de l’article 2 de la directive (voir, en ce sens, arrêt du 3 mars 1994, Tolsma, C-16/93, Rec. p. I-743, point 14).
33 Ensuite, le vol de marchandises ne relève pas de la notion de «livraison de biens», telle qu’elle résulte de la directive.
34 Aux termes de l’article 5, paragraphe 1, de la directive, «[e]st considéré comme ‘livraison d’un bien’ le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire».
35 Il résulte du libellé de cette disposition que la notion de livraison d’un bien ne se réfère pas au transfert de propriété dans les formes prévues par le droit national applicable, mais qu’elle inclut toute opération de transfert d’un bien corporel par une partie qui habilite l’autre partie à en disposer en fait comme si elle était le propriétaire de ce bien. Cette conception est conforme à la finalité de la directive, qui vise, entre autres, à fonder le système commun de TVA sur une définition uniforme des opérations taxables (arrêt du 8 février 1990, Shipping and Forwarding Enterprise Safe, C-320/88, Rec. p. I-285, points 7 et 8).
36 Or, le vol de marchandises fait de celui qui le commet le simple détenteur de celles-ci. Il n’a pas pour effet d’habiliter son auteur à disposer des marchandises dans les mêmes conditions que leur propriétaire. Le vol ne peut donc être considéré comme opérant un transfert entre la partie qui en est victime et l’auteur de l’infraction, au sens de la disposition précitée de la directive.
37 Enfin, contrairement à ce que soutiennent les gouvernements belge et hellénique, le principe de neutralité fiscale n’impose nullement d’assimiler le vol de marchandises à une livraison de biens et il ne fait pas obstacle à l’analyse selon laquelle ce vol ne constitue pas, en tant que tel, une opération soumise à la TVA.
38 Certes, l’importation et la livraison illégales de biens tels les tabacs manufacturés en cause au principal, qui ne sont pas interdits en raison de leur nature même ou de leurs caractéristiques particulières, sont soumises à la TVA, dès lors que ces biens sont susceptibles d’être mis dans le commerce licite et d’être intégrés au circuit économique. En outre, le principe de neutralité fiscale s’oppose à une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites (voir, en ce sens, arrêt du 29 juin 2000, Salumets e.a., C-455/98, Rec. p. I-4993, points 19 et 20).
39 Toutefois, la TVA est exigible dans de telles hypothèses parce que le fait générateur de la taxe qu’est l’importation ou la livraison des marchandises est intervenu, consécutivement au vol, et que la contrepartie de cette opération, qui constitue la base d’imposition de la taxe, a pu être identifiée.
40 Or, ainsi que la Commission l’a fait observer, une telle analyse ne peut s’appliquer au vol en tant que tel, qui ne constitue pas en lui-même un fait générateur de la taxe. Elle ne peut davantage justifier que l’opération ultérieure, même probable, de mise dans le commerce des marchandises volées soit imputée à la personne victime du vol, qui n’est pas celle qui importe ou livre effectivement lesdites marchandises. En outre, si le vol était considéré, au nom du principe de neutralité fiscale, comme un fait générateur de la taxe, indépendamment de toute importation ou livraison et, dès lors, en l’absence de contrepartie identifiable, la base d’imposition de la taxe serait purement fictive.
41 Quant à la circonstance que des marchandises sont, comme celles en cause au principal, soumises à un droit d’accises, elle n’a pas d’incidence sur le sens de la réponse qu’il convient d’apporter à la juridiction de renvoi. En effet, aucune disposition de la directive ne lie l’exigibilité de la TVA aux accises. Le fait générateur de la TVA, par lequel sont réalisées les conditions légales nécessaires pour l’exigibilité de la taxe, est la livraison ou l’importation de la marchandise, non la perception de droits d’accises sur cette dernière.
42 Il convient, par conséquent, de répondre aux première, deuxième et troisième questions que le vol de marchandises ne constitue pas une «livraison de biens à titre onéreux» au sens de l’article 2 de la directive et ne peut donc, en tant que tel, être soumis à la TVA. La circonstance que des marchandises, comme celles en cause au principal, sont soumises à un droit d’accises n’a pas d’incidence sur cette analyse.
Sur les quatrième et cinquième questions
43 Par ces questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si un État membre qui a été autorisé, en application de l’article 27, paragraphe 5, de la directive, à mettre en œuvre des modalités de paiement anticipé de la TVA au moyen de bandelettes fiscales est habilité, sur le fondement de la même autorisation, à soumettre à la TVA d’autres opérations que celles prévues à l’article 2 de la directive, en appliquant cette taxe à des produits soumis à accises volés dans un entrepôt fiscal.
44 Ainsi que la Cour l’a déjà jugé, les mesures nationales dérogatoires visées à l’article 27, paragraphe 5, de la directive, permises «afin de simplifier la perception de la taxe ou d’éviter certaines fraudes ou évasions fiscales», sont d’interprétation stricte (voir, en ce sens, arrêt du 10 avril 1984, Commission/Belgique, 324/82, Rec. p. 1861, point 29). Elles ne peuvent déroger au respect de la base d’imposition de la TVA visée à l’article 11 de la directive que dans des limites strictement nécessaires pour atteindre cet objectif (arrêt du 29 mai 1997, Skripalle, C-63/96, Rec. p. I-2847, point 24). L’autorisation accordée en application de l’article 27, paragraphe 5, de la directive ne peut s’étendre au-delà de la finalité au titre de laquelle elle a été demandée (voir, en ce sens, arrêt Skripalle, précité, point 30).
45 Or, ainsi que l’admet le gouvernement belge, les mesures que le Royaume de Belgique a été autorisé à maintenir, en application de l’article 27, paragraphe 5, de la directive, ont pour seul objet de «faciliter le contrôle de la perception de la TVA», en prévoyant, notamment, que celle-ci est perçue en même temps que les droits d’accises, avant qu’intervienne le fait générateur de la taxe. Ces mesures portent donc sur le moment de l’exigibilité de cette dernière, de façon à ce qu’il coïncide avec celui de la perception des droits d’accises. Elles n’ont pas trait aux règles d’établissement des opérations soumises à la TVA et ne peuvent donc créer une nouvelle catégorie d’opérations imposables, que n’aurait pas prévue la directive.
46 Certes, le maintien de ces mesures a été autorisé par le Conseil à la fois dans un objectif de simplification de la perception de la taxe et de lutte contre la fraude ou l’évasion fiscale, ainsi que l’attestent les termes de la notification effectuée en application de l’article 27, paragraphe 5, de la directive («afin de faciliter le contrôle de la perception de la TVA»). Toutefois, la circonstance que l’autorisation a eu également pour finalité la lutte contre la fraude ou l’évasion fiscale n’a pas eu pour effet d’habiliter le Royaume de Belgique à soumettre à la TVA d’autres opérations que celles énoncées à l’article 2 de la directive.
47 En tout état de cause, contrairement à ce que soutient le gouvernement hellénique, la création d’une catégorie d’opérations entrant dans le champ d’application de la TVA et qui n’est pas prévue par les articles 2 et 10 de la directive ne pourrait être analysée comme une dérogation strictement nécessaire en vue d’éviter un risque de fraude ou d’évasion fiscale et ne pourrait, par conséquent, être légalement adoptée ou maintenue sur le fondement de l’article 27, paragraphe 5, de la directive (voir, en ce sens, à propos de modifications de portée trop générale de la base d’imposition de la TVA, arrêts Commission/Belgique, précité, point 31, du 9 juillet 1992, «K» Line Air Service Europe, C-131/91, Rec. p. I-4513, points 24 et 25, ainsi que Skripalle, précité, points 26 et 31).
48 Dès lors, l’autorisation accordée au Royaume de Belgique sur le fondement de l’article 27, paragraphe 5, de la directive n’a nullement habilité cet État membre à soumettre le vol de tabacs manufacturés à la TVA.
49 Il y a donc lieu de répondre aux quatrième et cinquième questions que l’autorisation de mettre en œuvre des mesures facilitant le contrôle de la perception de la TVA, accordée à un État membre sur le fondement de l’article 27, paragraphe 5, de la directive, n’habilite pas cet État à soumettre à cette taxe d’autres opérations que celles énoncées à l’article 2 de la directive. Une telle autorisation ne peut donc donner de base légale à une réglementation nationale soumettant à la TVA le vol de marchandises dans un entrepôt fiscal.
Sur les dépens
50 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:
1) Le vol de marchandises ne constitue pas une «livraison de biens à titre onéreux» au sens de l’article 2 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, et ne peut donc, en tant que tel, être soumis à la taxe sur la valeur ajoutée. La circonstance que des marchandises, comme celles en cause au principal, sont soumises à un droit d’accises n’a pas d’incidence sur cette analyse.
2) L’autorisation de mettre en œuvre des mesures facilitant le contrôle de la perception de la taxe sur la valeur ajoutée, accordée à un État membre sur le fondement de l’article 27, paragraphe 5, de la sixième directive 77/388, n’habilite pas cet État à soumettre à cette taxe d’autres opérations que celles énoncées à l’article 2 de cette directive. Une telle autorisation ne peut donc donner de base légale à une réglementation nationale soumettant à la taxe sur la valeur ajoutée le vol de marchandises dans un entrepôt fiscal.
Signatures
* Langue de procédure: le néerlandais.