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Affaire C-446/03

Marks & Spencer plc

contre

David Halsey (Her Majesty's Inspector of Taxes)

(demande de décision préjudicielle, introduite par

la High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division)

«Articles 43 CE et 48 CE — Impôt sur les sociétés — Groupes de sociétés — Dégrèvement fiscal — Bénéfices des sociétés mères — Déduction des pertes subies par une filiale résidente — Autorisation — Déduction des pertes subies dans un autre État membre par une filiale non résidente — Exclusion»

Conclusions de l'avocat général M. M. Poiares Maduro, présentées le 7 avril 2005 

Arrêt de la Cour (grande chambre) du 13 décembre 2005 

Sommaire de l'arrêt

Libre circulation des personnes — Liberté d'établissement — Législation fiscale — Impôt sur les sociétés — Dégrèvement fiscal — Législation nationale excluant la déduction par une société mère des pertes subies dans un autre État membre par une filiale établie sur le territoire de celui-ci — Admissibilité — Limites

(Art. 43 CE et 48 CE)

Les articles 43 CE et 48 CE ne s'opposent pas, en l'état actuel du droit communautaire, à une législation d'un État membre qui exclut de manière générale la possibilité pour une société mère résidente de déduire de son bénéfice imposable des pertes subies dans un autre État membre par une filiale établie sur le territoire de celui-ci, alors qu'elle accorde une telle possibilité pour des pertes subies par une filiale résidente.

Cependant, il est contraire aux articles 43 CE et 48 CE d'exclure une telle possibilité pour la société mère résidente dans une situation où, d'une part, la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence au titre de l'exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs et où, d'autre part, il n'existe pas de possibilités pour que ces pertes puissent être prises en compte dans son État de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci.

(cf. point 59 et disp.)




ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

13 décembre 2005 (*)

«Articles 43 CE et 48 CE – Impôt sur les sociétés – Groupes de sociétés – Dégrèvement fiscal – Bénéfices des sociétés mères – Déduction des pertes subies par une filiale résidente – Autorisation – Déduction des pertes subies dans un autre État membre par une filiale non résidente – Exclusion»

Dans l’affaire C-446/03,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par la High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division (Royaume-Uni), par décision du 16 juillet 2003, parvenue à la Cour le 22 octobre 2003, dans la procédure

Marks & Spencer plc

contre

David Halsey (Her Majesty’s Inspector of Taxes),

LA COUR (grande chambre),

composée de M. V. Skouris, président, MM. P. Jann, C. W. A. Timmermans et A. Rosas, présidents de chambre, MM. C. Gulmann (rapporteur), A. La Pergola, J.-P. Puissochet, R. Schintgen, Mme N. Colneric, MM. J. Klučka, U. Lõhmus, E. Levits et A. Ó Caoimh, juges,

avocat général: M. M. Poiares Maduro,

greffier: Mme K. Sztranc, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 1er février 2005,

considérant les observations présentées:

–       pour Marks & Spencer plc, par MM. G. Aaronson, QC, et P. Farmer, barrister,

–       pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. M. Bethell, en qualité d’agent, assisté de MM. R. Plender, QC, et D. Ewart, barrister,

–       pour le gouvernement allemand, par M. W.-D. Plessing et Mme A. Tiemann, en qualité d’agents,

–       pour le gouvernement hellénique, par MM. K. Boskovits et V. Kyriazopoulos, ainsi que Mmes I. Pouli et S. Trekli, en qualité d’agents,

–       pour le gouvernement français, par M. G. de Bergues et Mme  C. Jurgensen-Mercier, en qualité d’agents,

–       pour l’Irlande, par M. D. J. O’Hagan, en qualité d’agent, assisté de M. E. Fitzsimons, SC, et de Mme G. Clohessy, BL,

–       pour le gouvernement néerlandais, par Mmes H. G. Sevenster, S. Terstal et J. van Bakel, en qualité d’agents,

–       pour le gouvernement finlandais, par Mme A. Guimaraes-Purokoski, en qualité d’agent,

–       pour le gouvernement suédois, par M. A. Kruse, en qualité d’agent,

–       pour la Commission des Communautés européennes, par M. R. Lyal, en qualité d’agent,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 7 avril 2005,

rend le présent

Arrêt

1       La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 43 CE et 48 CE.

2       Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Marks & Spencer plc (ci-après «Marks & Spencer») à l’administration fiscale britannique, au sujet du rejet par cette dernière d’une demande de dégrèvement fiscal introduite par Marks & Spencer en vue de déduire de son bénéfice imposable au Royaume-Uni des pertes subies par ses filiales établies en Belgique, en Allemagne et en France.

 Le cadre juridique national

3       Les dispositions de droit national applicables dans l’affaire au principal sont contenues dans la loi de 1988 relative aux impôts sur les revenus et les sociétés (Income and Corporation Tax Act 1988, ci-après l’«ICTA»). Elles sont présentées ci-après en considération des informations énoncées par la décision de renvoi.

 Assujettissement à l’impôt sur les sociétés

4       Conformément aux articles 6, paragraphe 1, et 11, paragraphe 1, de l’ICTA, l’impôt sur les sociétés est dû sur les bénéfices des sociétés qui soit sont établies au Royaume-Uni, soit y exercent une activité commerciale par l’intermédiaire d’une succursale ou d’une agence.

5       L’article 8, paragraphe 1, de l’ICTA assujettit les sociétés résidentes à l’impôt sur les sociétés sur leurs bénéfices mondiaux. L’article 11, paragraphe 1, assujettit les sociétés non résidentes à l’impôt sur les sociétés sur les seuls bénéfices de leurs succursales ou agences établies au Royaume-Uni.

6       En vertu de conventions fiscales conclues par le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, notamment, avec le Royaume de Belgique, la République fédérale d’Allemagne et la République française, les filiales étrangères de sociétés résidentes ne sont, en tant que sociétés non résidentes, assujetties à l’impôt sur les sociétés au Royaume-Uni que pour les activités commerciales exercées dans cet État membre par l’intermédiaire d’un établissement stable au sens desdites conventions.

7       Un système de crédit d’impôt est prévu par le Royaume-Uni pour prévenir les doubles impositions.

8       Ce système présente, notamment, les deux aspects suivants.

9       En premier lieu, une société établie au Royaume-Uni qui exerce une activité commerciale dans un autre État membre par l’intermédiaire d’une succursale établie dans celui-ci soit est imposée au Royaume-Uni sur les bénéfices de cette succursale et déduit de l’impôt dû l’impôt acquitté dans l’autre État membre, soit est autorisée à déduire ce dernier impôt dans le cadre de la détermination du résultat fiscal de la succursale au Royaume-Uni. Le bénéfice d’exploitation de la succursale est déterminé d’après les règles fiscales du Royaume-Uni. Une perte d’exploitation peut s’imputer sur les bénéfices de la société établie au Royaume-Uni. Les pertes non imputées peuvent être reportées sur les exercices ultérieurs. La circonstance que la perte peut être imputée dans l’autre État membre sur les bénéfices futurs de la succursale ne fait pas obstacle à son imputation sur les bénéfices au Royaume-Uni.

10     En second lieu, une société établie au Royaume-Uni qui exerce une activité commerciale dans un autre État membre par l’intermédiaire d’une filiale établie dans celui-ci est imposée au Royaume-Uni sur les dividendes versés par cette filiale et bénéficie d’un crédit d’impôt correspondant à l’impôt acquitté dans l’autre État membre sur les bénéfices à partir desquels sont distribués les dividendes, ainsi que, le cas échéant, à toute retenue opérée à la source. Lorsque la législation sur les sociétés étrangères contrôlées n’est pas applicable, la société mère n’est pas imposée sur les bénéfices de sa filiale non résidente et elle ne peut imputer les pertes de celle-ci sur ses bénéfices.

11     En application de l’article 208 de l’ICTA, les dividendes versés à une société mère établie au Royaume-Uni par une filiale également établie dans cet État membre ne sont pas imposés, à la différence de ceux versés par une filiale établie dans un autre État membre.

 Régime spécial des pertes dans le cadre des groupes de sociétés (dégrèvement de groupe)

12     Au Royaume-Uni, un régime de dégrèvement de groupe permet aux sociétés résidentes d’un groupe de procéder entre elles à une compensation de leurs bénéfices et de leurs pertes.

13     L’article 402 de l’ICTA dispose:

«1.      Sous réserve des dispositions du présent titre et de l’article 492, paragraphe 8, les dégrèvements pour pertes commerciales et autres sommes déductibles de l’impôt sur les sociétés peuvent, dans les cas précisés aux paragraphes 2 et 3 […], être cédés par une société (dénommée la ‘société cédante’) qui fait partie d’un groupe de sociétés et, sur demande d’une autre société (dénommée la ‘société réclamante’), membre du même groupe, être attribués à la société réclamante sous la forme d’un dégrèvement, dit ‘de groupe’, accordé dans le cadre de l’impôt sur les sociétés.

2.      Le dégrèvement de groupe peut être obtenu si la société cédante et la société réclamante font partie du même groupe de sociétés […]»

14     L’article 403 de l’ICTA énonce:

«1.      Si, au cours d’un exercice comptable (l’‘exercice de référence’), la société cédante subit:

a)      des pertes d’exploitation […] le montant de la perte peut être déduit aux fins de l’impôt sur les sociétés des bénéfices totaux de la société réclamante pour sa période comptable correspondante, sous réserve des dispositions du présent titre.»

15     En ce qui concerne les exercices clos avant le 1er avril 2000, l’article 413, paragraphe 5, de l’ICTA précise:

«Dans le présent titre, le mot ‘société’ ne vise que des personnes morales résidant au Royaume-Uni […]»

16     À la suite d’une modification législative consécutive à l’arrêt de la Cour du 16 juillet 1998, ICI (C-264/96, Rec. p. I-4695), le régime de dégrèvement de groupe est, depuis l’exercice 2000, applicable aux bénéfices et aux pertes entrant dans le champ d’application du droit fiscal du Royaume-Uni.

17     En conséquence de cette modification législative:

–       les pertes d’une succursale, établie au Royaume-Uni, d’une société non résidente peuvent être transférées à une autre société du groupe pour être déduites des bénéfices de celle-ci imposables au Royaume-Uni;

–       les pertes d’une société du groupe établie au Royaume-Uni peuvent être transférées à la succursale pour être déduites des bénéfices de cette dernière au Royaume-Uni.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

18     Marks & Spencer est une société constituée et immatriculée en Angleterre et au Pays de Galles. Elle est la société mère de sociétés établies au Royaume-Uni et dans d’autres États. Elle est l’un des plus importants détaillants du Royaume-Uni dans les domaines de la confection, des produits alimentaires, des articles ménagers et des services financiers.

19     À partir de l’année 1975, elle a commencé à s’implanter dans d’autres États, avec l’ouverture d’un magasin en France. À la fin des années 90, elle disposait de points de vente dans plus de 36 pays, dans le cadre d’un réseau de filiales et d’un système de franchises.

20     Une tendance à un accroissement des pertes est apparue au milieu des années 90.

21     Au cours du mois de mars 2001, Marks & Spencer a annoncé la cessation de ses activités sur le continent européen. À la date du 31 décembre 2001, la filiale établie en France avait été cédée à des tiers, tandis que les autres filiales, y compris celles établies en Belgique et en Allemagne, avaient cessé toute activité commerciale.

22     Au Royaume-Uni, Marks & Spencer a demandé, en application de l’article 6 de l’annexe 17 A de l’ICTA, un dégrèvement fiscal de groupe pour des pertes subies par ses filiales établies en Belgique, en Allemagne et en France au cours des quatre exercices clos les 31 mars 1998, 31 mars 1999, 31 mars 2000 et 31 mars 2001. Il ressort du dossier présenté à la Cour que les parties au principal se sont accordées sur le fait que les pertes doivent être déterminées d’après les règles fiscales du Royaume-Uni. À la demande de l’administration fiscale, Marks & Spencer a donc recalculé les pertes sur cette base.

23     Lesdites filiales avaient exercé leurs activités économiques dans les États membres de leur siège. Elles ne disposaient pas d’établissement stable au Royaume-Uni, où elles n’avaient exercé aucune activité économique.

24     Les demandes de dégrèvement ont été rejetées au motif qu’un dégrèvement de groupe ne pourrait être accordé que pour des pertes enregistrées au Royaume-Uni.

25     Marks & Spencer a contesté ce refus devant les Special Commissioners of Income Tax, lesquels ont rejeté le recours.

26     Marks & Spencer a interjeté appel de cette décision devant la High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division, qui a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      Dans un cas où:

–       la législation d’un État membre, telle que celle du Royaume-Uni applicable aux groupes de sociétés, interdit à une société mère, résidente fiscale dans cet État membre, de réduire son bénéfice imposable dans cet État par imputation de pertes subies par des filiales établies fiscalement dans d’autres États membres alors qu’une telle imputation serait possible si elles étaient fiscalement établies dans le même État membre que la société mère;

–       l’État membre de la société mère:

–       assujettit à un impôt sur les sociétés fondé sur l’ensemble de leurs bénéfices les sociétés établies sur son territoire, y compris les bénéfices des succursales établies dans d’autres États membres, étant précisé que des dispositions spéciales permettent d’éviter la double imposition en tenant compte de l’impôt payé dans un autre État membre et que les pertes de ces succursales sont prises en compte dans la détermination des bénéfices imposables de ces sociétés;

–       n’assujettit pas à l’impôt sur les sociétés les bénéfices non distribués des filiales établies dans d’autres États membres;

–       assujettit la société mère à l’impôt sur les sociétés pour tous les bénéfices qui lui sont distribués sous forme de dividende par les filiales établies dans d’autres États membres, alors qu’elle ne serait pas assujettie à cet impôt pour les bénéfices distribués sous forme de dividende par ses filiales établies dans ce même État membre;

–       accorde un dégrèvement fiscal à la société mère sous la forme d’un crédit d’impôt pour les retenues à la source frappant les dividendes et pour les impôts étrangers sur les bénéfices à partir desquels sont versés les dividendes par des filiales établies dans d’autres États membres;

y a-t-il une restriction au sens de l’article 43 CE lu en combinaison avec l’article 48 CE? Dans l’affirmative, se justifie-t-elle en droit communautaire?

2)      a)     Le fait que la législation de l’État membre où la filiale est établie permet, le cas échéant sous certaines conditions, d’imputer tout ou partie des pertes subies par elle sur des bénéfices imposables dans ce même État a-t-il une incidence sur la réponse à la première question?

         b)     Dans l’affirmative, quelle importance faut-il attacher aux faits suivants:

–       une filiale établie dans un autre État membre a cessé toute activité commerciale et, bien que la législation de cet État permette sous certaines conditions d’imputer les pertes, la preuve qu’une telle imputation a été obtenue dans ces circonstances n’est pas rapportée;

–       une filiale établie dans un autre État membre a été cédée à un tiers et, bien que la législation de cet État permette sous certaines conditions au tiers acquéreur de pouvoir imputer les pertes, les circonstances de l’espèce ne font pas clairement apparaître s’il en a été ainsi;

–       les dispositions en vertu desquelles l’État membre de la société mère tient compte de pertes de sociétés établies au Royaume-Uni s’appliquent indépendamment du fait que ces pertes font également l’objet d’un dégrèvement dans un autre État membre?

         c)     La réponse serait-elle la même si la preuve était rapportée qu’un dégrèvement a été accordé dans l’État membre où la filiale est établie en raison des pertes et, dans l’affirmative, le fait que le dégrèvement ait ensuite été obtenu par un autre groupe de sociétés, auquel cette filiale a été cédée, importe-t-il?»

 Sur la première question

27     Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 43 CE et 48 CE s’opposent à une législation d’un État membre qui exclut la possibilité pour une société mère résidente de déduire de son bénéfice imposable des pertes subies dans un autre État membre par une filiale établie sur le territoire de celui-ci, alors qu’elle accorde une telle possibilité pour des pertes subies par une filiale résidente.

28     En d’autres termes, est posée la question de savoir si une telle législation constitue une restriction à la liberté d’établissement contraire aux articles 43 CE et 48 CE.

29     À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ces derniers doivent toutefois exercer celle-ci dans le respect du droit communautaire (voir, notamment, arrêt du 8 mars 2001, Metallgesellschaft e.a., C-397/98 et C-410/98, Rec. p. I-1727, point 37 et la jurisprudence citée).

30     La liberté d’établissement, que l’article 43 CE reconnaît aux ressortissants communautaires et qui comporte pour eux l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises, dans les mêmes conditions que celles définies par la législation de l’État membre d’établissement pour ses propres ressortissants, comprend, conformément à l’article 48 CE, pour les sociétés constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de la Communauté européenne, le droit d’exercer leur activité dans l’État membre concerné par l’intermédiaire d’une filiale, d’une succursale ou d’une agence (voir, notamment, arrêt du 21 septembre 1999, Saint-Gobain ZN, C-307/97, Rec. p. I-6161, point 35).

31     Même si, selon leur libellé, les dispositions relatives à la liberté d’établissement visent à assurer le bénéfice du traitement national dans l’État membre d’accueil, elles s’opposent également à ce que l’État d’origine entrave l’établissement dans un autre État membre d’un de ses ressortissants ou d’une société constituée en conformité avec sa législation (voir, notamment, arrêt ICI, précité, point 21).

32     Un dégrèvement de groupe tel que celui en cause dans l’affaire au principal constitue un avantage fiscal pour les sociétés concernées. En accélérant l’apurement des pertes des sociétés déficitaires au moyen de leur imputation immédiate sur les bénéfices d’autres sociétés du groupe, il confère à celui-ci un avantage de trésorerie.

33     L’exclusion d’un tel avantage en ce qui concerne des pertes subies par une filiale établie dans un autre État membre et qui ne se livre à aucune activité économique dans l’État membre de la société mère est de nature à entraver l’exercice par celle-ci de sa liberté d’établissement, en la dissuadant de créer des filiales dans d’autres États membres.

34     Elle constitue ainsi une restriction à la liberté d’établissement au sens des articles 43 CE et 48 CE, en tant qu’elle opère une différence de traitement fiscal entre des pertes subies par une filiale résidente et des pertes subies par une filiale non résidente.

35     Pareille restriction ne saurait être admise que si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général. Encore faudrait-il, dans une telle hypothèse, qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif en cause et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (voir, en ce sens, arrêts du 15 mai 1997, Futura Participations et Singer, C-250/95, Rec. p. I-2471, point 26, et du 11 mars 2004, De Lasteyrie du Saillant, C-9/02, Rec. p. I-2409, point 49).

36     Le Royaume-Uni et les autres États membres qui ont présenté des observations dans le cadre de la présente procédure font valoir que les filiales résidentes et les filiales non résidentes ne sont pas, au regard d’un régime de dégrèvement de groupe comme celui en cause au principal, dans des situations fiscales comparables. Conformément au principe de territorialité applicable à la fois en droit international et en droit communautaire, l’État membre d’établissement de la société mère n’aurait pas de compétence fiscale à l’égard des filiales non résidentes. S’agissant de celles-ci, la compétence fiscale appartiendrait en principe, conformément à la répartition usuelle en la matière, aux États sur le territoire desquels elles sont établies et exercent des activités économiques.

37     À cet égard, il convient de constater que, en droit fiscal, la résidence des contribuables peut constituer un facteur pouvant justifier des règles nationales qui impliquent une différence de traitement entre contribuables résidents et contribuables non résidents. Cependant, la résidence n’est pas toujours un facteur justifié de distinction. En effet, admettre que l’État membre d’établissement puisse librement appliquer un traitement différent en raison du seul fait que le siège d’une société est situé dans un autre État membre viderait l’article 43 CE de son contenu (voir arrêt du 28 janvier 1986, Commission/France, 270/83, Rec. p. 273, point 18).

38     Dans chaque situation concrète, il convient d’examiner si la limitation de l’application d’un avantage fiscal aux contribuables résidents est motivée par des éléments objectifs pertinents susceptibles de justifier la différence de traitement.

39     Dans une situation comme celle du litige au principal, il y a lieu d’admettre que l’État membre d’établissement de la société mère, en imposant les sociétés résidentes sur leurs bénéfices mondiaux et les sociétés non résidentes exclusivement sur les bénéfices provenant de leur activité dans ledit État, agit conformément au principe de territorialité consacré par le droit fiscal international et reconnu par le droit communautaire (voir, notamment, arrêt Futura Participations et Singer, précité, point 22).

40     Toutefois, la circonstance qu’il n’impose pas les bénéfices des filiales non résidentes d’une société mère établie sur son territoire ne justifie pas, en soi, une limitation du dégrèvement de groupe aux pertes subies par les sociétés résidentes.

41     Pour apprécier si une telle limitation est justifiée, il y a lieu d’examiner les conséquences d’une extension sans condition d’un avantage tel que celui en cause au principal.

42     Sur ce point, le Royaume-Uni et les autres États membres qui ont présenté des observations invoquent trois éléments de justification.

43     Premièrement, les bénéfices et les pertes seraient, en matière fiscale, les deux faces d’une même médaille, qui devraient être traitées de façon symétrique dans le cadre d’un même système fiscal, afin de sauvegarder une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les différents États membres intéressés. Deuxièmement, si les pertes étaient prises en compte dans l’État membre de la société mère, il existerait un risque qu’elles fassent l’objet d’un double emploi. Enfin, troisièmement, si les pertes n’étaient pas prises en compte dans l’État membre d’établissement de la filiale, il existerait un risque d’évasion fiscale.

44     S’agissant du premier élément de justification, il doit être rappelé que la réduction des recettes fiscales ne saurait être considérée comme une raison impérieuse d’intérêt général pouvant être invoquée pour justifier une mesure en principe contraire à une liberté fondamentale (voir, notamment, arrêt du 7 septembre 2004, Manninen, C-319/02, Rec. p. I-7477, point 49 et la jurisprudence citée).

45     Néanmoins, ainsi que le souligne à juste titre le Royaume-Uni, la préservation de la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres pourrait rendre nécessaire l’application, aux activités économiques des sociétés établies dans l’un de ces États, des seules règles fiscales de celui-ci, en ce qui concerne tant les bénéfices que les pertes.

46     En effet, donner aux sociétés la faculté d’opter pour la prise en compte de leurs pertes dans l’État membre de leur établissement ou dans un autre État membre compromettrait sensiblement une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, l’assiette d’imposition se trouvant augmentée dans le premier État et diminuée dans le second, à concurrence des pertes transférées.

47     En ce qui concerne le deuxième élément de justification, relatif au risque de double emploi des pertes, il convient d’admettre que les États membres doivent pouvoir y faire obstacle.

48     Un tel risque est effectivement encouru si le dégrèvement de groupe est étendu aux pertes de filiales non résidentes. Il est écarté par une règle excluant un dégrèvement pour ces pertes.

49     S’agissant, enfin, du troisième élément de justification, relatif au risque d’évasion fiscale, il y a lieu d’admettre que la possibilité de transférer les pertes d’une filiale non résidente à une société résidente comporte le risque que des transferts de pertes soient organisés au sein d’un groupe de sociétés en direction des sociétés établies dans les États membres appliquant les taux d’imposition les plus élevés et dans lesquels, par conséquent, la valeur fiscale des pertes est la plus importante.

50     Une exclusion du dégrèvement de groupe pour les pertes subies par des filiales non résidentes fait obstacle à de telles pratiques, susceptibles d’être inspirées par la constatation d’écarts sensibles entre les taux d’imposition appliqués dans les différents États membres.

51     Au vu de ces trois éléments de justification, pris ensemble, il convient de relever qu’une réglementation restrictive telle que celle en cause au principal, d’une part, poursuit des objectifs légitimes compatibles avec le traité et relevant de raisons impérieuses d’intérêt général et, d’autre part, est propre à garantir la réalisation desdits objectifs.

52     Cette analyse n’est pas affectée par les indications, contenues dans la seconde partie de la première question, relatives aux régimes applicables au Royaume-Uni:

–       aux bénéfices et aux pertes d’une succursale étrangère d’une société établie dans cet État membre;

–       aux dividendes distribués à une société établie dans celui-ci par une filiale établie dans un autre État membre.

53     Néanmoins, il doit être vérifié si la mesure restrictive ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis.

54     En effet, Marks & Spencer et la Commission ont soutenu que des mesures moins restrictives qu’une exclusion générale du bénéfice du dégrèvement de groupe pourraient être envisagées. À titre d’exemples, elles ont fait référence à la possibilité de subordonner le bénéfice du dégrèvement à la condition que la filiale étrangère ait pleinement tiré profit des possibilités de prise en compte des pertes accordées dans son État membre de résidence. Elles ont également fait référence à la possibilité de subordonner le bénéfice du dégrèvement à une condition de réintégration, dans les bénéfices imposables de la société ayant bénéficié du dégrèvement de groupe, des bénéfices ultérieurs de la filiale non résidente, à concurrence des pertes imputées précédemment.

55     À cet égard, la Cour estime que la mesure restrictive en cause dans l’affaire au principal va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’essentiel des objectifs poursuivis dans une situation où:

–       la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence au titre de l’exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs, le cas échéant au moyen d’un transfert de ces pertes à un tiers ou de l’imputation desdites pertes sur des bénéfices réalisés par la filiale au cours d’exercices antérieurs, et

–       il n’existe pas de possibilité pour que les pertes de la filiale étrangère puissent être prises en compte dans son État de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci.

56     Dès lors que, dans un État membre, la société mère résidente démontre aux autorités fiscales que ces conditions sont remplies, il est contraire aux articles 43 CE et 48 CE d’exclure la possibilité pour celle-ci de déduire de son bénéfice imposable dans cet État membre les pertes subies par sa filiale non résidente.

57     Il importe encore, dans ce contexte, de préciser que les États membres demeurent libres d’adopter ou de maintenir des règles ayant pour objet spécifique d’exclure d’un avantage fiscal les montages purement artificiels dont le but serait de contourner ou d’échapper à l’emprise de la loi fiscale nationale (voir, en ce sens, arrêts précités ICI, point 26, et de Lasteyrie du Saillant, point 50).

58     Par ailleurs, pour autant qu’il soit possible d’identifier d’autres mesures moins restrictives, de telles mesures nécessitent en tout état de cause des règles d’harmonisation adoptées par le législateur communautaire.

59     Dès lors, il y a lieu de répondre à la première question que les articles 43 CE et 48 CE ne s’opposent pas, en l’état actuel du droit communautaire, à une législation d’un État membre qui exclut de manière générale la possibilité pour une société mère résidente de déduire de son bénéfice imposable des pertes subies dans un autre État membre par une filiale établie sur le territoire de celui-ci, alors qu’elle accorde une telle possibilité pour des pertes subies par une filiale résidente. Cependant, il est contraire aux articles 43 CE et 48 CE d’exclure une telle possibilité pour la société mère résidente dans une situation où, d’une part, la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence au titre de l’exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs et où, d’autre part, il n’existe pas de possibilités pour que ces pertes puissent être prises en compte dans son État de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci.

 Sur la seconde question

60     Au vu de la réponse à la première question, il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question.

 Sur les dépens

61     La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

Les articles 43 CE et 48 CE ne s’opposent pas, en l’état actuel du droit communautaire, à une législation d’un État membre qui exclut de manière générale la possibilité pour une société mère résidente de déduire de son bénéfice imposable des pertes subies dans un autre État membre par une filiale établie sur le territoire de celui-ci, alors qu’elle accorde une telle possibilité pour des pertes subies par une filiale résidente. Cependant, il est contraire aux articles 43 CE et 48 CE d’exclure une telle possibilité pour la société mère résidente dans une situation où, d’une part, la filiale non résidente a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence au titre de l’exercice fiscal concerné par la demande de dégrèvement ainsi que des exercices fiscaux antérieurs et où, d’autre part, il n’existe pas de possibilités pour que ces pertes puissent être prises en compte dans son État de résidence au titre des exercices futurs soit par elle-même, soit par un tiers, notamment en cas de cession de la filiale à celui-ci.

Signatures


* Langue de procédure: l’anglais.