ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
13 mars 2008 (*)
«Manquement d’État – Liberté d’établissement – Libre prestation des services – Restrictions – Recherche et développement – Régime de déduction des dépenses effectuées à l’étranger»
Dans l’affaire C-248/06,
ayant pour objet un recours en manquement au titre de l’article 226 CE, introduit le 2 juin 2006,
Commission des Communautés européennes, représentée par MM. R. Lyal et L. Escobar Guerrero, en qualité d’agents, ayant élu domicile à Luxembourg,
partie requérante,
contre
Royaume d’Espagne, représenté par M. M. Muñoz Pérez, en qualité d’agent, ayant élu domicile à Luxembourg,
partie défenderesse,
LA COUR (troisième chambre),
composée de M. A. Rosas, président de chambre, MM. U. Lõhmus, J. Klučka, A. Ó Caoimh et Mme P. Lindh (rapporteur), juges,
avocat général: Mme E. Sharpston,
greffier: M. J. Swedenborg, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 8 novembre 2007,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en maintenant en vigueur un régime de déduction des dépenses afférentes à des activités de recherche et de développement ainsi que d’innovation technologique (ci-après les «activités de R & D-IT») qui est moins favorable pour les dépenses effectuées à l’étranger que pour les dépenses effectuées en Espagne, tel qu’il résulte des dispositions de l’article 35 de la loi relative à l’impôt sur les sociétés, telle que modifiée par le décret royal législatif 4/2004, du 5 mars 2004 (BOE n° 61, du 11 mars 2004, p. 10951, ci-après la «LIS»), le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 43 CE et 49 CE, relatifs à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services, ainsi que des articles correspondants de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3, ci-après l’«accord EEE»), à savoir les articles 31 et 36 de cet accord.
Le cadre juridique national
2 L’article 35 de la LIS prévoit le régime fiscal applicable aux activités de R & D-IT.
3 Pour les activités de recherche et de développement, l’article 35, paragraphe 1, de la LIS énonce:
«[…]
b) Base de la déduction
La base de déduction est constituée par le montant des dépenses de recherche et de développement et, le cas échéant, par les investissements en immobilisations corporelles et incorporelles, à l’exclusion des immeubles et des terrains.
[…]
Les dépenses de recherche et de développement afférentes à des activités effectuées à l’extérieur peuvent également faire l’objet de la déduction pour autant que l’activité de recherche et de développement principale est réalisée en Espagne et qu’elles ne dépassent pas 25 % du montant total investi.
Sont également considérées comme des dépenses de recherche et de développement les sommes payées pour la réalisation de ces activités en Espagne, pour le compte de l’assujetti, individuellement ou en collaboration avec d’autres organismes.
[…]»
4 En ce qui concerne ces mêmes activités, l’article 35, paragraphe 1, sous c), de la LIS prévoit, outre un taux de déduction général de 30 % des dépenses effectuées au cours de la période fiscale, une déduction supplémentaire de 20 % notamment pour les dépenses «afférentes à des projets de recherche et de développement confiés à des universités, à des organismes publics de recherche ou à des centres de recherche et de technologie, agréés et enregistrés comme tels conformément au décret royal 2609/1996, du 20 décembre 1996, réglementant les centres d’innovation et de technologie [BOE n° 15, du 17 janvier 1997, p. 1846]».
5 Pour les activités d’innovation technologique, l’article 35, paragraphe 2, de la LIS prévoit:
«[…]
b) Base de la déduction
La base de la déduction est constituée par le montant des dépenses de la période en activités d’innovation technologique qui correspondent aux définitions suivantes:
1° Projets dont la réalisation est confiée à des universités, à des organismes publics de recherche ou à des centres de recherche et de technologie, agréés et enregistrés comme tels conformément au […] décret royal 2609/1996, du 20 décembre 1996.
[…]
Les dépenses d’innovation technologique afférentes à des activités effectuées à l’extérieur peuvent également faire l’objet de la déduction pour autant que l’activité d’innovation technologique principale est réalisée en Espagne et qu’elles ne dépassent pas 25 % du montant total investi.
Sont également considérées comme des dépenses d’innovation technologique les sommes payées pour la réalisation de ces activités en Espagne, pour le compte de l’assujetti, individuellement ou en collaboration avec d’autres organismes.
[…]»
6 En ce qui concerne ces activités, il ressort de l’article 35, paragraphe 2, sous c) de la LIS qu’un taux général de déduction de 10 % est prévu et qu’un taux de 15 % est appliqué aux projets dont la réalisation est confiée à des universités, à des organismes publics de recherche ou à des centres de recherche et de technologie agréés et enregistrés comme tels selon la législation espagnole.
La procédure précontentieuse
7 La Commission, considérant que le régime fiscal espagnol applicable aux activités de R & D-IT présente certains aspects d’incompatibilité avec le droit communautaire, notamment avec les articles 43 CE et 49 CE, a attiré l’attention du Royaume d’Espagne sur cette situation. Elle a précisé à ce dernier que cette incompatibilité résultait du fait que le régime de déductibilité des dépenses afférentes aux activités de recherche et de développement réalisées par les entreprises en dehors du territoire national est plus limité que lorsque les mêmes activités sont effectuées en Espagne. Pour les dépenses afférentes aux activités de R & D-IT sous-traitées à des organismes tiers, la déductibilité serait même exclue lorsque la dépense est réalisée en dehors du territoire national. Enfin, le régime de déduction fiscale serait plus favorable pour les dépenses afférentes aux activités de R & D-IT confiées à des universités ainsi qu’à des organismes reconnus et enregistrés conformément à la législation espagnole.
8 En application de l’article 226 CE, la Commission a, le 22 décembre 2004, adressé au Royaume d’Espagne une lettre mettant en demeure cet État membre de présenter ses observations. Dans cette lettre, elle reprenait les critiques mentionnées au point précédent et concluait que le régime fiscal espagnol porte atteinte à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services.
9 N’étant pas satisfaite de la réponse du Royaume d’Espagne à la lettre de mise en demeure, la Commission a, le 5 juillet 2005, émis un avis motivé reprenant les griefs énoncés dans cette lettre et invitant ledit État membre à se conformer à cet avis dans un délai de deux mois à compter de sa réception. Ces griefs peuvent être résumés de la manière suivante:
– Les activités de R & D-IT réalisées par les entreprises elles-mêmes bénéficieraient d’une déduction fiscale plus limitée lorsqu’elles sont effectuées à l’étranger. Une telle limitation porterait atteinte à la liberté d’établissement et serait contraire aux articles 43 CE et 31 de l’accord EEE. En effet, ces dépenses ne seraient prises en compte que si l’activité de recherche est principalement exercée en Espagne et dans la limite de 25 % du montant total investi. Cette limitation de la déductibilité des dépenses exposées en dehors du territoire national serait susceptible de constituer un obstacle à la liberté d’établissement. En effet, les entreprises espagnoles seraient dissuadées d’ouvrir des centres de R & D-IT dans d’autres États membres. De même, cette situation porterait préjudice à des entreprises ayant leur siège principal dans un autre État membre et opérant en Espagne au moyen d’établissements secondaires, car leurs activités seraient souvent situées au lieu de leur principal établissement.
– Les activités de R & D-IT sous-traitées ne bénéficieraient de la déductibilité fiscale que si la sous-traitance a lieu en Espagne. L’impossibilité ou la limitation de la possibilité de déduire les dépenses afférentes aux activités sous-traitées hors d’Espagne serait susceptible d’entraver la libre prestation des services et serait contraire aux articles 49 CE et 36 de l’accord EEE. En effet, les entreprises espagnoles seraient dissuadées de confier des missions à des organismes établis dans d’autres États membres. De même, ces organismes seraient dissuadés d’offrir leurs services à des entreprises espagnoles.
– Lesdites activités, confiées à des universités, à des organismes publics de recherche ou à des centres de recherche et de technologie, bénéficieraient d’une déduction fiscale plus importante lorsque ces différents organismes sont agréés et enregistrés en Espagne et de droit espagnol. Cette disposition serait discriminatoire à l’égard des organismes analogues établis dans d’autres États membres de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen (ci-après l’«EEE») qui veulent offrir leurs services à des entreprises espagnoles.
10 Le Royaume d’Espagne n’ayant pas répondu à l’avis motivé malgré une prorogation de délai qui lui avait été accordée le 29 juillet 2005, la Commission a décidé d’introduire le présent recours.
Sur le recours
11 La Commission soutient que la mise en œuvre des dispositions de la LIS entraîne des restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services. Il convient donc de vérifier si les restrictions reprochées sont constituées et, dans l’affirmative, si elles sont justifiées.
Sur l’existence des restrictions
Argumentation des parties
12 La Commission précise tout d’abord qu’il s’agit de prendre en considération les dépenses de R & D-IT imputables aux entreprises et aux établissements secondaires soumis à l’impôt sur les sociétés en Espagne. En ce qui concerne la liberté d’établissement, la Commission estime que la situation est à rapprocher de celle de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 8 juillet 1999, Baxter e.a. (C-254/97, Rec. p. I-4809). Cet arrêt serait transposable au présent litige même si la législation espagnole n’écarte que partiellement la possibilité de déduire les dépenses effectuées en dehors de l’Espagne.
13 Pour ce qui est de la libre prestation des services, la Commission fait ensuite valoir que le libellé de l’article 35, paragraphe 1, sous b), cinquième alinéa, de la LIS prévoit, contrairement à l’interprétation donnée par le Royaume d’Espagne, que les dépenses afférentes aux activités de R & D-IT qui sont sous-traitées ne donnent droit à déduction fiscale que si elles sont réalisées en Espagne. Elle invoque le principe selon lequel une réglementation nationale qui soumet une activité de prestation de services à un régime différent selon que celle-ci est accomplie ou non sur le territoire national comporte une différence de traitement interdite par l’article 49 CE. La Commission soutient que ce raisonnement demeure pertinent même si est admise l’interprétation de l’article 35, paragraphe 1, sous b), cinquième alinéa, de la LIS défendue par le Royaume d’Espagne. Elle estime que le raisonnement suivi dans l’arrêt du 10 mars 2005, Laboratoires Fournier (C-39/04, Rec. p. I-2057), est applicable au présent litige, car les principes de la législation française en cause dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt et ceux de la législation espagnole en cause dans le présent recours sont identiques, même si leurs effets sur la libre prestation des services n’ont pas la même ampleur.
14 Enfin, en ce qui concerne les dépenses de R & D-IT réalisées par des centres de recherche et de technologie, elles n’entraîneraient une majoration de la déduction fiscale que si ces derniers sont agréés en Espagne. La Commission considère que cela constitue également une restriction à la libre prestation des services puisque les entreprises espagnoles seraient dissuadées de confier des missions à des centres de recherche et de technologie qui ne sont pas agréés en Espagne.
15 Le Royaume d’Espagne soutient que le raisonnement tenu par la Commission à propos de la liberté d’établissement est contradictoire. En effet, la même mesure fiscale ne pourrait dissuader à la fois les entreprises qui ont leur principal établissement dans l’un des États membres de l’Union ou de l’EEE de faire de la recherche en Espagne et les entreprises espagnoles d’ouvrir des succursales dans lesdits États. Par ailleurs, les mesures fiscales édictées par la LIS ne feraient obstacle ni à l’installation des sociétés espagnoles dans ces États ni à l’établissement en Espagne de sociétés originaires de ces mêmes États. En effet, la législation fiscale ne serait que l’un des éléments pris en compte par les entreprises dans leur stratégie de développement et d’implantation.
16 Le Royaume d’Espagne estime qu’analyser uniquement du point de vue de l’exercice des libertés fondamentales dans le marché intérieur les mesures adoptées par les États membres dans l’exercice de leurs compétences réservées peut conduire à vider de leur contenu lesdites compétences, parmi lesquelles le pouvoir de réglementer l’imposition directe. En effet, toute mesure nationale affectant, ne serait-ce que de manière collatérale, l’un des éléments que les entreprises prennent en considération pour s’établir dans un autre État, pourrait impliquer un obstacle à la liberté d’établissement. L’arrêt Baxter e.a., précité, ne serait pas transposable au présent litige puisqu’il s’agissait, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, d’une législation qui excluait la possibilité de déduire de la base imposable les dépenses réalisées à l’étranger, alors que, en l’espèce, il s’agit simplement d’une incitation fiscale à investir en Espagne.
17 Pour ce qui est de la libre prestation des services, le Royaume d’Espagne donne une interprétation de l’article 35, paragraphe 1, sous b), cinquième alinéa, de la LIS différente de celle de la Commission. Selon cet État membre, cette disposition doit être interprétée non pas littéralement, mais en liaison avec le système général de déduction, ce qui signifie que les dépenses afférentes aux activités de R & D-IT sous-traitées peuvent bénéficier, dans une certaine mesure, de la déductibilité fiscale si elles sont réalisées en dehors de l’Espagne. En tout état de cause, les mesures fiscales édictées par la LIS seraient sans influence sur la position concurrentielle en Espagne des prestataires de services originaires d’autres États membres de l’Union ou de l’EEE en raison du retard de la technologie espagnole.
18 Le Royaume d’Espagne soutient que l’arrêt Laboratoires Fournier, précité, n’est pas transposable au présent litige en raison de la grande différence existant entre la réglementation française en cause dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt et l’article 35 de la LIS.
19 Enfin, en ce qui concerne les dépenses afférentes aux activités de R & D-IT confiées à des centres de recherche et de technologie agréés en Espagne, le Royaume d’Espagne conteste le fait qu’une mesure d’incitation, qui a pour effet d’accroître le pourcentage de déduction fiscale si l’activité a été sous-traitée à un organisme agréé, puisse affecter la libre prestation des services.
Appréciation de la Cour
20 Il convient d’emblée de rappeler que, si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, il n’en reste pas moins que ces derniers doivent exercer celle-ci dans le respect du droit communautaire (voir arrêts du 11 août 1995, Wielockx, C-80/94, Rec. p. I-2493, point 16; du 15 juillet 2004, Weidert et Paulus, C-242/03, Rec. p. I-7379, point 12; Laboratoires Fournier, précité, point 14, et du 22 mars 2007, Talotta, C-383/05, Rec. p. I-2555, point 16).
21 Par ailleurs, la Cour a itérativement jugé que des restrictions à la liberté d’établissement ainsi qu’à la libre prestation des services visées respectivement aux articles 43 CE et 49 CE sont constituées par des mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de ces libertés (voir, en ce sens, arrêts du 15 janvier 2002, Commission/Italie, C-439/99, Rec. p. I-305, point 22; du 30 mars 2006, Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, C-451/03, Rec. p. I-2941, point 31, et du 26 octobre 2006, Commission/Grèce, C-65/05, Rec. p. I-10341, point 48).
22 En ce qui concerne la liberté d’établissement, l’article 35 de la LIS dissuade les entreprises espagnoles d’effectuer des dépenses relatives à des activités de R & D-IT dans des établissements secondaires en dehors de l’Espagne, dans un État membre de l’Union ou de l’EEE. En effet, ces entreprises ne bénéficient pas, pour ces dépenses, du régime fiscal plus favorable qui est octroyé aux entreprises exerçant les mêmes activités en Espagne. De même, et sans qu’il y ait de contradiction à cet égard, les entreprises des autres États membres de l’Union ou de l’EEE sont dissuadées d’ouvrir des établissements secondaires en Espagne. En effet, ceux-ci, soumis à l’impôt sur les sociétés en Espagne, ne peuvent pas bénéficier du régime fiscal favorable en raison du fait que les dépenses afférentes à de telles activités sont plus probablement effectuées au lieu de l’établissement principal de l’entreprise, c’est-à-dire en dehors de l’Espagne (voir, notamment, arrêt Baxter e.a., précité, point 13). Or, la Cour a déjà jugé qu’une incitation purement fiscale réservée à des dépenses effectuées sur le territoire de l’État membre concerné porte atteinte au principe de la liberté d’établissement (voir, en ce sens, arrêt du 11 septembre 2007, Commission/Allemagne, C-318/05, non encore publié au Recueil, points 116 et 117).
23 S’agissant de la libre prestation des services, il convient de constater que la LIS, même si l’interprétation de celle-ci défendue par le Royaume d’Espagne était retenue, soumet à un régime fiscal différent les dépenses afférentes à des activités de R & D-IT réalisées par des sous-traitants selon qu’elles sont exécutées en Espagne ou à l’étranger. Une telle législation instaure donc une différence de traitement fondée sur le lieu d’exécution de la prestation de services et constitue une restriction au sens de l’article 49 CE (voir, en ce sens, arrêts du 28 octobre 1999, Vestergaard, C-55/98, Rec. p. I-7641, point 21, ainsi que Laboratoires Fournier, précité, points 15 et 16).
24 Il en est de même pour les dépenses relatives aux activités de R & D-IT confiées à des centres de recherche et de technologie selon que ceux-ci sont agréés en Espagne ou à l’étranger. En effet, il ressort du dossier que, si l’article 1er, paragraphe 2, du décret royal 2609/1996 n’exige pas que ces centres soient établis en Espagne pour obtenir l’agrément, il est cependant nécessaire que leur activité soit effectuée sur le territoire espagnol et puisse bénéficier à toute entité ou entreprise qui réalise elle-même ses activités en Espagne. Il résulte de telles exigences que, en fait, les centres de recherche et de technologie sont tenus, afin de fournir leurs services en Espagne, de s’établir dans cet État membre pour obtenir l’agrément. Par conséquent, le régime fiscal de ces dépenses comporte une différence de traitement fondée sur le lieu d’exécution de la prestation de services puisque la déduction n’est pas accordée lorsque les activités sont réalisées par un centre qui a obtenu son agrément dans un État membre de l’Union ou de l’EEE autre que le Royaume d’Espagne et que, pour obtenir l’agrément en Espagne, un tel centre doit, en réalité, exercer ses activités sur le territoire de cet État membre.
25 Il résulte de ces considérations que la réglementation espagnole a pour effet d’apporter des restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services, au sens des articles 43 CE et 49 CE ainsi que 31 et 36 de l’accord EEE. Il convient donc de vérifier s’il existe d’éventuelles justifications à ces restrictions.
Sur les justifications des restrictions
Argumentation des parties
26 D’une manière générale, le Royaume d’Espagne soutient que, si les dispositions de la LIS portent atteinte à la liberté d’établissement ou à la libre prestation des services, ces restrictions sont justifiées.
27 En ce qui concerne les raisons impérieuses d’intérêt général qui justifieraient cette atteinte, ledit État membre considère qu’elles sont au nombre de deux, à savoir, d’une part, la promotion des activités de R & D-IT pour remédier à la situation précaire de la recherche technologique nationale ainsi que, d’autre part, la lutte contre la fraude fiscale.
28 Le développement desdites activités serait assuré par la législation espagnole puisque, contrairement à la législation française en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Laboratoires Fournier, précité, la LIS autorise, en partie, des déductions fiscales pour des investissements effectués à l’étranger. Par ailleurs, le souci d’éviter les doubles déductions fiscales justifierait la limitation de la déduction fiscale relative aux dépenses afférentes aux activités sous-traitées à l’étranger. En outre, la règle relative à la déduction des dépenses sous-traitées à des organismes agréés répondrait à la nécessité de garantir que la déduction fiscale ne soit accordée que pour les cas dans lesquels lesdites activités ont été sous-traitées à un centre de recherche et de technologie qui garantit une prestation sérieuse et efficace. En effet, dans le cas contraire, il existerait un risque d’accorder des avantages fiscaux à des activités sujettes à caution. Seul l’agrément accordé en Espagne à de tels centres apporterait cette garantie.
29 Ensuite, en ce qui concerne le caractère approprié des mesures d’incitation fiscale édictées par la LIS, le Royaume d’Espagne expose que celles-ci ont été préférées à des aides d’État, car elles étaient plus efficaces et mieux adaptées.
30 Enfin, cet État membre considère que les mesures d’incitation fiscale en cause sont proportionnées au but recherché, car, d’une part, la question fiscale est un critère minime parmi ceux qui sont examinés par une entreprise lorsque celle-ci envisage de s’installer dans un État membre et, d’autre part, la situation du secteur de la recherche en Espagne ne représente pas une concurrence réelle pour les entreprises des autres États membres.
31 La Commission considère que n’est pas justifié l’argument du Royaume d’Espagne selon lequel les mesures fiscales instaurées par la LIS seraient liées à la situation particulièrement précaire de cet État membre en matière de recherche. Par ailleurs, l’objectif visant à éviter les doubles déductions fiscales pourrait être atteint par des mesures plus adéquates, notamment en ayant recours à l’assistance mutuelle des États membres. En outre, lesdites mesures fiscales seraient trop restrictives et iraient au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
Appréciation de la Cour
32 La Cour a déjà jugé que les mesures nationales restrictives de l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité CE ne peuvent être justifiées que si elles remplissent quatre conditions, à savoir s’appliquer de manière non discriminatoire, répondre à des raisons impérieuses d’intérêt général, être propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (voir arrêts du 30 novembre 1995, Gebhard, C-55/94, Rec. p. I-4165, point 37; du 9 mars 1999, Centros, C-212/97, Rec. p. I-1459, point 34; du 4 juillet 2000, Haim, C-424/97, Rec. p. I-5123, point 57, et Commission/Grèce, précité, point 49).
33 S’agissant de la première justification invoquée par le Royaume d’Espagne, relative à la nécessité d’encourager la recherche et le développement en Espagne, il convient de relever que, même s’il ne peut être exclu que la promotion de ces activités constitue une raison impérieuse d’intérêt général, la Cour a jugé que l’incitation fiscale liée à la réalisation de l’investissement dans l’État membre qui octroie l’avantage fiscal est directement contraire à l’objectif de la politique communautaire dans le domaine de la recherche et du développement technologique, qui, conformément à l’article 163, paragraphe 1, CE, est, notamment, de «renforcer les bases scientifiques et technologiques de l’industrie de la Communauté et de favoriser le développement de sa compétitivité internationale». La Cour a ajouté que le paragraphe 2 de ce même article précise en particulier que, à ces fins, la Communauté «soutient [les] efforts de coopération [des entreprises], en visant tout particulièrement à permettre [à celles-ci] d’exploiter pleinement les potentialités du marché intérieur à la faveur, notamment, […] de l’élimination des obstacles juridiques et fiscaux à cette coopération» (arrêt Laboratoires Fournier, précité, point 23).
34 S’agissant de la seconde justification, tirée de la nécessité d’assurer efficacement la lutte contre la fraude fiscale, la Cour a jugé que cette efficacité constitue une raison impérieuse d’intérêt général susceptible de justifier une restriction à l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité. Ainsi, dans le but d’assurer l’efficacité des contrôles fiscaux, lesquels entrent dans le cadre de la lutte contre la fraude fiscale, un État membre est-il autorisé à appliquer des mesures qui permettent la vérification, de façon claire et précise, du montant des frais déductibles dans cet État au titre des dépenses de recherche (arrêts précités Baxter e.a., point 18, ainsi que Laboratoires Fournier, point 24). Pour autant, la mesure visant à permettre cette vérification ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire à cet effet.
35 En ce qui concerne les doubles déductions fiscales, le Royaume d’Espagne fait valoir que les limitations apportées à la déductibilité des dépenses liées aux activités de R & D-IT et fondées sur le lieu de réalisation de ces activités sont nécessaires pour éviter que des entreprises déduisent ce type de dépenses à la fois dans l’État membre dans lequel elles ont été réalisées et dans l’État membre où ces entreprises sont établies.
36 À cet égard, il ressort du dossier que la LIS ne contient aucune disposition permettant aux contribuables de rapporter la preuve que lesdites dépenses n’ont pas déjà bénéficié d’une déduction fiscale dans un autre État membre lorsqu’elles ont été exposées en dehors de l’Espagne.
37 Or, la Cour a jugé qu’une réglementation nationale qui empêche de manière absolue le contribuable de rapporter la preuve que les dépenses afférentes aux activités de recherche réalisées dans d’autres États membres ont réellement été engagées et respectent les critères prescrits ne saurait être justifiée au titre de l’efficacité des contrôles fiscaux (voir arrêt du 14 septembre 2006, Centro di Musicologia Walter Stauffer, C-386/04, Rec. p. I-8203, point 49). En effet, il ne saurait être exclu a priori que le contribuable soit en mesure de fournir des pièces justificatives pertinentes permettant aux autorités fiscales de l’État membre d’imposition de vérifier, de façon claire et précise, la réalité et la nature des dépenses de recherche engagées dans d’autres États membres (voir arrêts précités Baxter e.a., points 19 et 20, ainsi que Laboratoires Fournier, point 25).
38 Par ailleurs, les autorités fiscales concernées peuvent s’adresser, en vertu de la directive 77/799/CEE du Conseil, du 19 décembre 1977, concernant l’assistance mutuelle des autorités compétentes des États membres dans le domaine des impôts directs (JO L 336, p. 15), telle que modifiée par la directive 2004/106/CE du Conseil, du 16 novembre 2004 (JO L 359, p. 30), aux autorités d’un autre État membre pour obtenir tout renseignement qui s’avère nécessaire à l’établissement correct de l’impôt d’un contribuable, y compris la possibilité de lui accorder une exonération fiscale (voir, en ce sens, arrêts Vestergaard, précité, point 26; du 26 juin 2003, Skandia et Ramstedt, C-422/01, Rec. p. I-6817, point 42, ainsi que Centro di Musicologia Walter Stauffer, précité, point 50).
39 En ce qui concerne les activités de R & D-IT sous-traitées à des centres de recherche et de technologie, le Royaume d’Espagne fait valoir que seul l’agrément permet de vérifier la fiabilité et le sérieux de ces centres.
40 Certes, la Cour a jugé, en ce qui concerne les fondations, que le droit communautaire n’impose pas aux États membres de reconnaître automatiquement sur leur territoire les fondations étrangères reconnues d’intérêt général dans leur État membre d’origine. Cependant, elle a précisé qu’il n’en demeure pas moins que, lorsqu’une fondation reconnue d’intérêt général dans un État membre remplit également les conditions imposées à cette fin par la législation d’un autre État membre, les autorités de ce dernier ne sauraient refuser à cette fondation le droit à l’égalité de traitement pour la seule raison qu’elle n’est pas établie sur leur territoire (voir arrêt Centro di Musicologia Walter Stauffer, précité, points 39 et 40).
41 Afin d’atteindre l’objectif visant à garantir que la déduction fiscale pour des dépenses liées à des activités de R & D-IT sous-traitées à des centres de recherche et de technologie ne soit accordée que dans les cas où ces centres exercent une activité sérieuse et efficace attestée par leur agrément, le Royaume d’Espagne pourrait accorder le régime de déduction fiscale lorsque ces activités sont réalisées par des centres de recherche et de technologie bénéficiant d’un agrément similaire dans un autre État membre de l’Union ou de l’EEE, sauf pour les autorités espagnoles à vérifier l’existence et les conditions de cet agrément. Dans la mesure où la LIS exige que l’agrément soit accordé en Espagne, elle n’est pas appropriée au but recherché ou, à tout le moins, elle va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
42 Il en résulte que les restrictions apportées par la réglementation espagnole à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services ne constituent pas des mesures appropriées à la promotion des activités de R & D-IT ou à la lutte contre la fraude fiscale ou, à tout le moins, vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
43 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de constater que, en maintenant en vigueur un régime de déduction des dépenses afférentes à des activités de R & D-IT qui est moins favorable pour les dépenses effectuées à l’étranger que pour celles réalisées en Espagne, un tel régime résultant des dispositions de l’article 35 de la LIS, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 43 CE et 49 CE, relatifs à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services, ainsi que des articles correspondants de l’accord EEE, à savoir les articles 31 et 36 de cet accord.
Sur les dépens
44 En vertu de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation du Royaume d’Espagne et ce dernier ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) déclare et arrête:
1) En maintenant en vigueur un régime de déduction des dépenses afférentes à des activités de recherche et de développement ainsi que d’innovation technologique qui est moins favorable pour les dépenses effectuées à l’étranger que pour celles réalisées en Espagne, un tel régime résultant des dispositions de l’article 35 de la loi relative à l’impôt sur les sociétés, telle que modifiée par le décret royal législatif 4/2004, du 5 mars 2004, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 43 CE et 49 CE, relatifs à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services, ainsi que des articles correspondants de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992, à savoir les articles 31 et 36 de cet accord.
2) Le Royaume d’Espagne est condamné aux dépens.
Signatures
* Langue de procédure: l’espagnol.