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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PAolo Mengozzi

présentées le 28 juin 2012 (1)

Affaire C-38/10

Commission européenne

contre

République portugaise




«Manquement d’État — Liberté d’établissement — Article 49 TFUE — Article 31 de l’accord sur l’Espace économique européen — Législation fiscale — Taxe à la sortie du territoire — Imposition immédiate des plus-values latentes afférentes aux actifs de sociétés lors du transfert du siège statutaire et de direction effective — Cessation des activités d’un établissement stable — Transfert d’actifs — Imposition des associés — Répartition du pouvoir d’imposition — Proportionnalité»







I –    Introduction

1.        Par le présent recours en constatation de manquement, la Commission européenne reproche à la République portugaise d’avoir violé la liberté d’établissement prévue à l’article 43 CE (devenu article 49 TFUE) (2) et à l’article 31 de l’accord sur l’Espace économique européen (ci-après l’«accord EEE») (3), en adoptant et en maintenant des dispositions nationales par lesquelles cette dernière impose immédiatement les plus-values latentes, c’est-à-dire les plus-values accumulées mais non réalisées, afférentes:

–        aux actifs de sociétés portugaises transférant leur siège statutaire et leur direction effective dans un autre État membre ou vers un État partie à l’accord EEE;

–        aux actifs affectés à un établissement stable portugais d’une société non-résidente en cas de cessation de l’activité de celui-ci sur le territoire portugais; et

–        aux actifs transférés hors du territoire portugais affectés à un établissement stable portugais d’une société non-résidente.

2.        La Commission fait également grief à la République portugaise de méconnaître cette même liberté en imposant les plus-values latentes afférentes aux parts sociales détenues par les associés d’une société qui transfère son siège statutaire et sa direction effective dans un autre État membre ou vers un État partie à l’accord EEE.

3.        La République portugaise ainsi que les huit États membres admis à intervenir au soutien de ses conclusions (4) contestent le manquement reproché.

4.        La République portugaise défend que les dispositions litigieuses, à savoir respectivement les articles 76 A (imposition immédiate des plus-values latentes lors du transfert de siège statutaire ou de direction effective de la société hors du Portugal), 76 B (imposition immédiate des actifs d’un établissement stable d’une société non-résidente lors de la cessation de l’activité de cet établissement au Portugal et imposition immédiate des actifs transférés hors du Portugal d’un tel établissement stable) et 76 C (imposition des associés lors du transfert de siège statutaire ou de direction effective de la société) du code de l’impôt sur le revenu des personnes morales (Código do Imposto sobre o Rendimento das Pessoas Colectivas, ci-après le «CIRC»), ne comportent aucune violation des articles 43 CE et 31 de l’accord EEE.

5.        Avant d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du recours, il y a lieu de faire remarquer que la présente affaire est la première de quatre recours en constatation de manquement introduits par la Commission concernant, en substance, l’imposition immédiate des plus-values latentes afférentes à des actifs de sociétés lors du transfert de leur siège statutaire et de leur direction effective vers d’autres États membres (5).

6.        Par ailleurs, cette problématique a fait l’objet de l’arrêt National Grid Indus, prononcé par la grande chambre de la Cour le 29 novembre 2011 (6), soit après que la procédure écrite a été clôturée dans la présente affaire.

7.        Dans cet arrêt, sur lequel je reviendrai plus longuement dans les présentes conclusions, la Cour a notamment jugé que l’article 49 TFUE devait être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre, qui impose le recouvrement immédiat de l’imposition sur les plus-values latentes afférentes aux éléments du patrimoine d’une société transférant son siège de direction effective dans un autre État membre, au moment même dudit transfert (7).

8.        À la suite du prononcé de l’arrêt National Grid Indus, précité, les parties ont été invitées par la Cour à se prononcer par écrit sur les conséquences à en tirer pour la résolution de la présente affaire.

9.        Toutes les parties, à l’exclusion du gouvernement finlandais, ont répondu à cette question.

10.      Les parties ont également été entendues en leurs plaidoiries lors de l’audience qui s’est tenue le 30 avril 2012, hormis les gouvernements néerlandais, finlandais et du Royaume-Uni qui ne s’y sont pas fait représenter.

II – Analyse

A –    Sur la recevabilité de certains griefs

11.      Bien que le gouvernement portugais n’excipe, dans ses écritures, aucun motif d’irrecevabilité, même partielle, du présent recours, je rappelle que la Cour peut examiner d’office si les conditions prévues à l’article 226 CE pour l’introduction d’un recours en constatation de manquement sont satisfaites (8).

12.      Cette vérification porte notamment sur la régularité de la procédure précontentieuse, laquelle, selon une jurisprudence constante, constitue une garantie essentielle voulue par le traité non seulement pour la protection des droits de l’État membre en cause, mais également pour assurer que la procédure contentieuse éventuelle aura pour objet un litige clairement défini (9).

13.      À cet égard, la Cour a déjà jugé que la lettre de mise en demeure adressée par la Commission à l’État membre concerné puis l’avis motivé émis par ladite institution délimitent l’objet du litige, lequel ne peut plus, dès lors, être étendu (10). Elle en a tiré la conséquence que l’avis motivé et le recours de la Commission doivent reposer sur les mêmes griefs que ceux de la lettre de mise en demeure qui engage la procédure précontentieuse (11). Si tel n’est pas le cas, une pareille irrégularité ne peut pas être considérée comme effacée par le fait que l’État membre défendeur ait formulé des observations sur l’avis motivé (12).

14.      En l’espèce, d’une part, il est constant, ainsi que la Commission l’a admis à l’audience, que la lettre de mise en demeure adressée le 29 février 2008 ne contenait aucune référence à une prétendue violation de l’article 31 de l’accord EEE.

15.      Par conséquent, le recours doit être déclaré irrecevable en ce qu’il a trait à un grief tiré de la violation de cette disposition.

16.      D’autre part, ainsi que le gouvernement portugais l’avait mis en exergue dans sa réponse à l’avis motivé (13), hormis la mention, dans la rubrique «les faits», de l’article 76 C du CIRC, la lettre de mise en demeure ne comportait pas non plus de grief autonome se rapportant à l’imposition des associés d’une société portugaise transférant son siège statutaire et sa direction effective dans un autre État membre.

17.      Le recours est également irrecevable pour autant qu’il concerne ce grief.

18.      En tout état de cause, même à supposer que ce grief ne soit pas irrecevable pour ce motif, je rappelle que, en vertu de l’article 21 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et de l’article 38, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure de la Cour, la requête doit contenir l’objet du litige et l’exposé sommaire des moyens invoqués. Il incombe donc à la Commission, dans toute requête déposée au titre de l’article 226 CE, d’indiquer les griefs précis sur lesquels la Cour est appelée à se prononcer ainsi que, de manière à tout le moins sommaire, les éléments de droit et de fait sur lesquels ces griefs sont fondés (14).

19.      Or, en l’espèce, pas plus que dans son avis motivé, la Commission n’a, dans sa requête, exposé, même sommairement, de moyen propre au soutien de sa conclusion selon laquelle l’imposition des associés d’une société transférant son siège statutaire et sa direction effective en dehors du Portugal méconnaîtrait l’article 43 CE.

20.      Un tel exposé aurait été, à mon sens, d’autant plus nécessaire que l’imposition d’une société ou d’un établissement stable ne se confond pas avec celle de ses associés et que la portée d’une éventuelle violation de l’article 43 CE dans le chef de la société transférant son siège statutaire et sa direction effective en raison de l’imposition de ses associés pourrait dépendre du lieu de résidence de ces derniers selon qu’ils seraient domiciliés sur le territoire de l’Union ou sur le territoire d’États tiers.

21.      En outre, je relève qu’aucun État membre intervenu au soutien des conclusions du gouvernement portugais n’a pris position sur le manquement reproché qui découlerait de l’article 76 C du CIRC, le gouvernement néerlandais ayant en particulier indiqué, en réponse à la question écrite de la Cour, qu’il n’était pas en mesure de se prononcer sur la situation des associés au regard de l’arrêt National Grid Indus en raison des informations sommaires contenues dans les pièces de procédure de la présente affaire.

22.      Je suggère donc que la Cour ne se prononce sur le bien-fondé du recours que pour autant que celui-ci vise à faire constater un manquement à l’article 43 CE au motif que la République portugaise impose immédiatement les plus-values latentes afférentes, en premier lieu, aux actifs de sociétés portugaises transférant leur siège statutaire et leur direction effective dans un autre État membre et, en second lieu, à ceux affectés à un établissement stable portugais d’une société non-résidente lorsque ces actifs sont transférés hors du territoire portugais ou en cas de cessation de l’activité dudit établissement stable.

B –    Sur le fond

1.      Sur l’imposition immédiate des plus-values latentes afférentes à des actifs d’une société portugaise transférant son siège statutaire et sa direction effective dans un autre État membre (article 76 A du CIRC)

a)      Résumé de l’argumentation des parties

23.      La Commission estime que l’article 76 A du CIRC comporte une entrave à la liberté d’établissement pour la raison qu’il place les sociétés qui exercent cette liberté dans une situation manifestement moins favorable sur le plan des liquidités que celles qui transfèrent leur siège sans quitter le territoire portugais. En effet, selon la réglementation portugaise, le transfert de siège d’une société dans un autre État membre implique que l’imposition sur les plus-values latentes sera perçue immédiatement.

24.      Cette différence de traitement, selon la Commission, ne saurait, à défaut de respecter le principe de proportionnalité, être justifiée ni par la nécessité d’assurer une protection particulière des droits de certains intéressés, notamment des créanciers, ni par l’objectif, légitime lui aussi, visant à assurer un contrôle fiscal efficace et à lutter contre l’évasion fiscale. À cet égard, tout en reconnaissant le droit légitime revenant à un État membre d’imposer les plus-values générées à un moment où l’assujetti concerné relevait de la compétence fiscale de celui-ci, la Commission considère qu’une mesure moins attentatoire à la liberté d’établissement serait de différer le recouvrement de l’imposition au moment de la réalisation des plus-values. En effet, les États membres disposeraient, en vertu du droit de l’Union, des mécanismes d’assistance mutuelle suffisants leur permettant d’obtenir les informations relatives aux impositions et de recouvrer les créances fiscales de sociétés ayant leur siège dans d’autres États membres.

25.      Dans sa réponse à la question écrite posée par la Cour, la Commission soutient également que, à la lumière de l’arrêt National Grid Indus, précité, l’article 76 A du CIRC serait manifestement incompatible avec l’article 43 CE.

26.      Relevant que l’arrêt National Grid Indus, précité, a une pertinence directe pour la situation d’une société constituée selon le droit portugais qui, tout en conservant sa personnalité morale, transfère son siège statutaire et sa direction effective dans un autre État membre, sans conserver un établissement stable au Portugal, le gouvernement portugais admet, au vu dudit arrêt et contrairement à ce qu’il avait jusque-là soutenu dans ses mémoires, l’applicabilité de la liberté d’établissement à la situation d’une telle société.

27.      Il conteste cependant l’existence d’une restriction à ladite liberté.

28.      En effet, la même règle et les mêmes faits générateurs des obligations fiscales s’appliqueraient indépendamment de la circonstance que le transfert de siège statutaire et de direction effective se réalise au Portugal ou dans un autre État membre. Il découlerait ainsi de l’article 43, paragraphes 2 et 3, du CIRC que les plus-values latentes afférentes aux actifs sont imposées, en tenant compte de la valeur de marché de ces éléments, à chaque fois que l’assujetti à l’impôt procède au «rattachement permanent de ces éléments à d’autres fins que l’activité exercée», c’est-à-dire lorsque ces actifs de la société sont retirés de l’activité économique génératrice des revenus imposables qu’elle exerçait jusqu’alors. L’imposition des plus-values trouverait donc à s’appliquer non seulement lors de leur réalisation effective à l’occasion d’une transmission à titre onéreux, mais également en présence de plus-values latentes à chaque fois que, en dehors de tout acte ou négociation de vente et donc, sans contre-prestation, des actifs cessent d’être rattachés, quelle qu’en soit la raison, à l’exercice de l’activité de l’entreprise.

29.      Le gouvernement portugais insiste également sur le fait que, y compris dans des cas purement internes, la législation nationale impose l’enregistrement fiscal des plus-values latentes et des moins-values concernant les éléments d’actifs concernés durant l’exercice pendant lequel les faits en cause ont lieu, bien que dans aucun de ces cas la société n’obtienne de liquidités reposant sur la réalisation des actifs moyennant leur aliénation. Il y aurait ainsi enregistrement des plus-values latentes à chaque fois que les biens concernés ne sont plus rattachés à l’entreprise et à l’activité économique génératrice de revenus soumis à l’imposition sur le territoire national. Ainsi, les sociétés exerçant leur liberté d’établissement ne seraient nullement soumises à une pression fiscale antérieure ou supérieure à celle à laquelle sont soumises les sociétés demeurant établies au Portugal.

30.      En tout état de cause, à supposer que l’article 76 A du CIRC comporte une restriction à la liberté d’établissement, le gouvernement portugais soutient que l’imposition immédiate des plus-values latentes d’une société transférant son siège dans un autre État membre est nécessaire pour atteindre les objectifs de sauvegarde de la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres, d’efficacité des contrôles fiscaux et de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales.

31.      S’agissant de la proportionnalité de l’imposition immédiate des plus-values latentes lors du transfert du siège et de la direction effective d’une société dans un autre État membre, le gouvernement portugais concède, toutefois, dans sa réponse à la question écrite posée par la Cour, que, si cette dernière devait constater en l’espèce l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement, la République portugaise aurait l’obligation de modifier l’article 76 A du CIRC de sorte à accorder aux sociétés concernées le choix d’opter soit pour le paiement immédiat, soit pour le recouvrement différé de l’imposition en question, conformément à l’arrêt National Grid Indus, précité.

32.      Tandis que dans leurs mémoires en intervention respectifs, la plupart des parties intervenantes contestaient l’applicabilité de l’article 43 CE, elles admettent désormais à l’instar du gouvernement portugais, que, après le prononcé de l’arrêt National Grid Indus, précité, la liberté d’établissement s’applique à la situation régie par l’article 76 A du CIRC. Le gouvernement allemand tient à faire remarquer que ledit arrêt n’a pas tranché la question de l’applicabilité de la liberté d’établissement dans le cas d’une société établie dans un État membre adhérant à la théorie dite du siège réel et qui subordonne le transfert de direction effective à la dissolution de cette société.

33.      Les gouvernements danois, allemand, espagnol, français et suédois estiment de toute manière que, même après le prononcé de l’arrêt National Grid Indus, précité, l’imposition immédiate des plus-values latentes dans la situation visée par l’article 76 A du CIRC serait justifiée par l’un ou plusieurs des objectifs d’intérêt général mis en avant par la République portugaise. Ces parties intervenantes notent que l’affaire à l’origine dudit arrêt portait sur une situation atypique dans laquelle la société qui transférait sa direction effective était imposée sur une plus-value latente afférant à un seul actif de nature financière. Les appréciations de la Cour portant sur le caractère disproportionné de l’imposition immédiate d’une telle plus-value lors du transfert de la direction effective de National Grid Indus BV (ci-après «National Grid Indus») vers le Royaume-Uni ne s’étendraient donc pas aux situations, plus habituelles, dans lesquelles le transfert du siège d’une société dans un autre État membre implique des actifs non financiers, tels que des équipements ou des biens immatériels, qui n’ont pas vocation à être cédés. Le gouvernement espagnol ajoute à cet égard que, offrir aux sociétés la possibilité d’opter pour le recouvrement différé de l’imposition, subordonné à l’exigence d’une garantie bancaire suffisante, comme l’aurait jugé la Cour dans l’arrêt National Grid Indus, précité, ne constituerait pas nécessairement une solution moins attentatoire à la liberté d’établissement que le paiement immédiat de l’imposition à la sortie du territoire. Le gouvernement allemand précise qu’il revient au législateur national de décider lui-même de la solution adéquate sans le contraindre à concéder un droit d’option au contribuable. Selon cet État membre, il serait moins contraignant et plus efficace d’accorder au contribuable le droit à l’étalement de l’impôt à acquitter au lieu d’une suspension jusqu’à la réalisation effective des actifs.

34.      En revanche, le gouvernement néerlandais soutient, dans sa réponse à la question écrite de la Cour, qu’il découlerait de l’arrêt National Grid Indus, précité, que les États membres doivent dans tous les cas offrir aux sociétés qui transfèrent leur siège dans un autre État membre un choix entre le paiement immédiat de l’imposition sur les plus-values latentes à la sortie du territoire et le paiement différé au moment de la réalisation des actifs.

b)      Analyse

35.      Comme l’indique l’ensemble des parties à la présente procédure, l’arrêt National Grid Indus, précité, permet en grande partie de trancher le premier grief du manquement reproché.

36.      Je rappelle que, dans cette affaire, National Grid Indus, société à responsabilité limitée constituée selon le droit néerlandais, possédait une créance, libellée en livre sterling, à l’égard d’une des sociétés du même groupe établie au Royaume-Uni. Cette créance, en raison de la hausse de la livre sterling par rapport au florin avait généré un gain de change non réalisé. En décembre 2000, National Grid Indus a transféré son siège de direction effective au Royaume-Uni, tout en conservant son siège statutaire et sa personnalité juridique aux Pays-Bas, lesquels appliquent, en droit des sociétés, la théorie dite de la constitution. Conformément à la convention tendant à éviter la double imposition entre le Royaume des Pays-Bas et le Royaume-Uni ainsi qu’à la législation fiscale néerlandaise, National Grid Indus ne percevant plus de bénéfice taxable aux Pays-Bas, les plus-values latentes générées par le gain de change à la date du transfert de siège de direction effective devaient faire l’objet d’un décompte final par les autorités fiscales néerlandaises et être imposées immédiatement lors de la sortie du territoire néerlandais.

37.      Saisie à titre préjudiciel, la Cour devait statuer sur les questions de savoir si National Grid Indus pouvait invoquer la liberté d’établissement et, le cas échéant, si l’article 49 TFUE s’opposait à une mesure fiscale nationale qui imposait avec effet immédiat les plus-values latentes afférentes à un actif d’une société transférant sa direction effective (et sa résidence fiscale) dans un autre État membre.

38.      Tout d’abord, quant à l’applicabilité de l’article 49 TFUE, la Cour a vérifié si, eu égard à l’absence d’une définition uniforme donnée par le droit de l’Union des sociétés qui peuvent bénéficier du droit d’établissement (15) et à la faculté accordée aux États membres de définir le lien de rattachement qui est exigé d’une société pour pouvoir être considérée comme constituée selon le droit national et, par conséquent, bénéficier de la liberté d’établissement (16), une société dans une situation telle que celle de National Grid Indus était susceptible d’opposer une telle liberté à l’application de la législation fiscale nationale.

39.      Relevant que, dans l’affaire au principal, le transfert de siège de direction effective de National Grid Indus au Royaume-Uni n’avait pas affecté la qualité de société de droit néerlandais de cette entreprise, puisque le Royaume des Pays-Bas applique la théorie dite de la constitution et que, partant, la législation nationale se bornait à attacher, pour les sociétés constituées en conformité avec le droit national, des conséquences fiscales audit transfert entre États membres (17), la Cour en a dès lors conclu que ce transfert n’avait aucune incidence sur la possibilité, pour ladite société, de se prévaloir de l’article 49 TFUE (18).

40.      Ensuite, la Cour a constaté l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement. Selon la Cour, une société de droit néerlandais désireuse de transférer son siège de direction effective en dehors du territoire néerlandais subit un désavantage de trésorerie par rapport à une société similaire qui maintient son siège de direction effective aux Pays-Bas, en raison du caractère immédiat de l’imposition que subit la première de ces sociétés, de nature à décourager celle-ci de procéder au transfert de son siège dans un autre État membre (19).

41.      Une telle différence de traitement ne s’explique pas par une différence de situation objective. En effet, la Cour juge, en termes généraux, que, à l’égard d’une réglementation d’un État membre visant à imposer des plus-values générées sur son territoire, la situation d’une société constituée selon la législation dudit État membre qui transfère son siège dans un autre État membre est analogue à celle d’une société constituée également selon la législation du premier État membre et maintenant son siège dans cet État membre, pour ce qui concerne l’imposition des plus-values afférentes aux actifs qui ont été générées dans le premier État membre antérieurement au transfert de siège (20).

42.      Enfin, examinant en détail la justification principale avancée par les gouvernements ayant déposé des observations dans l’affaire National Grid Indus, précitée, à savoir la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres, la Cour, tout en considérant que la réglementation néerlandaise est propre à garantir un tel objectif d’intérêt général (21), et tout en admettant que l’établissement définitif du montant de l’imposition au moment où la société transfère son siège de direction effective dans un autre État membre est proportionné à un tel objectif (22), juge, en revanche, que le recouvrement immédiat de l’imposition est disproportionnée audit objectif.

43.      À cet égard, tandis que la Commission et National Grid Indus défendaient l’idée d’un recouvrement différé de la dette fiscale jusqu’au moment de la réalisation de l’actif (cession, en l’occurrence), accompagné de différentes déclarations souscrites par la société concernée (23), les États membres faisaient valoir que seul le recouvrement immédiat de l’imposition au moment du transfert de siège de direction effective permettait de préserver l’exercice de leur compétence fiscale sans charge administrative excessive (24).

44.      La Cour a retenu une solution équilibrée. Consciente des difficultés et des charges administratives que comporte, pour la société concernée, le suivi transfrontalier des actifs lorsque la situation patrimoniale d’une telle société se présente de manière complexe, la Cour a rejeté l’application systématique d’un recouvrement différé, assorti de différentes déclarations, tel que le proposait la Commission. En effet, selon la Cour, une telle solution ne serait pas nécessairement moins attentatoire à la liberté d’établissement que le recouvrement immédiat de la dette fiscale correspondant à la plus-value réalisée (25).

45.      En revanche, la Cour relève que, dans d’autres situations, la nature et l’étendue du patrimoine de la société permettraient d’assurer aisément le suivi transfrontalier des éléments dudit patrimoine pour lesquels une plus-value a été constatée au moment où la société concernée a transféré son siège de direction effective dans un autre État membre (26).

46.      Dans ces conditions, la Cour juge, au point 73 de l’arrêt National Grid Indus, précité, qu’«une réglementation nationale offrant le choix à la société qui transfère son siège de direction effective dans un autre État membre entre, d’une part, le paiement immédiat du montant de l’imposition, qui crée un désavantage en matière de trésorerie pour cette société mais la dispense de charges administratives ultérieures, et, d’autre part, le paiement différé du montant de ladite imposition, assorti, le cas échéant, d’intérêts selon la réglementation nationale applicable, qui est nécessairement accompagné d’une charge administrative pour la société concernée, liée au suivi des actifs transférés, constituerait une mesure qui, tout en étant propre à garantir la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, serait moins attentatoire à la liberté d’établissement que la mesure en cause au principal. En effet, dans l’hypothèse où une société estimerait que les charges administratives liées au recouvrement différé sont excessives, elle pourrait opter pour le paiement immédiat de l’imposition».

47.      Elle ajoute, au point 74 dudit arrêt, qu’il importe de tenir compte également du risque de non-recouvrement de l’imposition, lequel augmente en fonction du temps. Ce risque, selon la Cour, peut être pris en compte par l’État membre de sortie, dans le cadre de sa réglementation applicable au paiement différé des dettes fiscales, par des mesures telles que la constitution d’une garantie bancaire.

48.      Quant au premier grief du présent recours, les enseignements à tirer de l’arrêt National Grid Indus, précité, se situent aux trois niveaux de l’analyse développée par la Cour dans cet arrêt, à savoir au stade de l’applicabilité de la liberté d’établissement, de la restriction à ladite liberté et de la justification de l’article 76 A du CIRC.

49.      Sur le premier point, il n’échappera à personne qu’il existe des différences de contexte juridique entre la situation à l’origine de l’affaire National Grid Indus, précitée, et la réglementation portugaise litigieuse. En effet, tandis que le Royaume des Pays-Bas participe de la théorie de la constitution et donc que leur droit admet sans réserves la possibilité, comme les faits à l’origine de ladite affaire, du transfert de direction effective d’une société néerlandaise sans altération de sa personnalité juridique du fait du maintien de son siège statutaire aux Pays-Bas, la République portugaise, en revanche, n’applique pas cette théorie.

50.      Pour autant, contrairement à ce que paraît suggérer le gouvernement allemand dans sa réponse à la question écrite posée par la Cour, le droit portugais n’exige pas la dissolution et la liquidation de la société préalablement au transfert de siège dans un autre État membre et, par conséquent, la question de l’incidence d’une telle exigence sur l’applicabilité de la liberté d’établissement ne se pose pas en l’espèce. En effet, il est constant que notamment l’article 3, paragraphe 4, du code des sociétés commerciales (código das sociedades comercias) autorise les sociétés de droit portugais à transférer leur siège de direction effective dans un autre pays en conservant leur personnalité juridique à condition, néanmoins, que la législation de cet autre pays l’admette.

51.      La condition posée par l’article 3, paragraphe 4, du code des sociétés commerciales ne me paraît pas pouvoir priver une société portugaise transférant son siège de direction effective dans un autre État membre de se prévaloir de la liberté d’établissement à l’égard de l’État membre de sortie, pour les trois raisons suivantes.

52.      Tout d’abord, parce que le maintien de la personnalité juridique de la société migrante, prévu par la législation portugaise, vise précisément à permettre à cette société de se transformer en une société relevant du droit national de l’État d’accueil et, partant, de se prévaloir de la liberté d’établissement à l’égard de l’État membre de sortie (ou de constitution). C’est ainsi que, au point 112 de l’arrêt Cartesio (27), auquel l’arrêt National Grid Indus, précité, fait d’ailleurs explicitement référence en son point 30, la Cour a précisé que la faculté pour les États membres de ne pas permettre à une société relevant de son droit national de conserver cette qualité lorsqu’elle entend se réorganiser dans un autre État membre, «loin d’impliquer une quelconque immunité de la législation nationale en matière de constitution et de dissolution de sociétés au regard des règles du traité CE relatives à la liberté d’établissement, ne saurait, en particulier, justifier que l’État membre de constitution […] empêche celle-ci de se transformer en une société de droit national de l’autre État membre pour autant que ce [dernier] droit le permette».

53.      Ensuite, parce que, comme je l’ai déjà fait remarquer dans l’exposé de l’argumentation des parties, le gouvernement portugais admet désormais, dans sa réponse à la question écrite posée par la Cour, que l’article 43 CE s’applique bel et bien à la situation d’une société relevant du champ d’application de l’article 76 A du CIRC en raison du fait qu’une telle société est autorisée, en vertu du droit portugais des sociétés, à conserver sa personnalité juridique.

54.      Enfin, parce que la question d’une éventuelle restriction à la reconstitution transfrontalière d’une société par l’État membre d’accueil doit être réglée au regard de la législation de ce dernier — question qui, au demeurant, est soulevée dans l’affaire VALE, actuellement pendante devant la Cour (28) — et ne pourrait, à mon sens, être invoquée par l’État membre d’origine pour refuser à une société de se prévaloir, à son encontre, de la liberté d’établissement.

55.      S’agissant du deuxième point, c’est-à-dire du caractère restrictif de l’imposition immédiate des plus-values latentes au moment du transfert de siège d’une société portugaise dans un autre État membre, ni le gouvernement portugais ni les gouvernements intervenant à son soutien ne me paraissent plus contester, dans son principe, et à la lumière de l’arrêt National Grid Indus, précité, que, au regard de la législation de l’État membre de sortie, une société constituée selon la législation d’un État membre qui transfère son siège dans un autre État membre se trouve dans une position objectivement analogue à celle d’une société constituée également selon la législation du premier État membre et qui maintient son siège dans cet État membre, pour ce qui concerne l’imposition des plus-values afférentes à des actifs qui ont été générées dans le premier État membre avant le transfert de siège.

56.      Le gouvernement portugais soutient toutefois, en substance, que l’une et l’autre de ces sociétés seraient soumises, sous l’empire du droit portugais, au même régime fiscal et que, par conséquent, une société portugaise désirant se prévaloir de l’article 43 CE ne subirait, contrairement à la situation à l’origine de l’arrêt National Grid Indus, précité, aucun désavantage de trésorerie par rapport à la situation d’une société maintenant son siège au Portugal.

57.      Cet argument n’emporte pas ma conviction pour la simple raison que le gouvernement portugais, comme cela ressort du résumé de sa thèse au point 28 des présentes conclusions, compare, aux fins de rejeter l’existence d’une différence de traitement, des situations non analogues. En effet, selon moi, on ne saurait estimer, pour ce qui concerne l’imposition litigieuse, que sont objectivement similaires la situation d’une société qui, bien que transférant son siège dans un autre État membre, poursuit néanmoins entièrement son activité économique au moyen des actifs rattachés à cette activité et celle d’une société qui maintient son siège au Portugal mais dont les actifs cessent d’être rattachés à l’activité économique imposable. Le fait générateur de l’imposition est différent dans chacun de ces deux cas.

58.      En revanche, dans le cas d’une situation interne où les actifs demeurent affectés à l’activité économique de la société portugaise transférant son siège à l’intérieur du Portugal, le gouvernement portugais n’a pas infirmé la prétention de la Commission selon laquelle les plus-values afférentes à ces actifs ne seront imposées que lorsqu’elles auront effectivement été réalisées.

59.      Ne me convainc pas non plus l’argument du gouvernement portugais, essentiellement développé lors de l’audience, selon lequel la prise en compte, par la législation portugaise, des moins-values générées sur son territoire jusqu’au moment du transfert conduirait également à rejeter l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement.

60.      À cet égard, il suffit en effet de relever que tel était également le cas du régime néerlandais imposant un «décompte final» au moment du transfert de siège de direction effective dans un autre État membre dont le calcul se fonde sur le bénéfice imposable de la société concernée aux Pays-Bas (29). Que la question des moins-values latentes générées sur le territoire néerlandais, pour des raisons propres aux circonstances de l’affaire National Grid Indus, précitée, n’ait pas été abordée par la Cour ne signifie pas que la législation portugaise ne soit pas susceptible d’entraver la liberté d’établissement. En outre, cette législation s’applique également dans des circonstances où, à l’instar de celles à l’origine de l’affaire National Grid Indus, précitée, une société portugaise désirant transférer son siège dans un autre État membre n’a accumulé, sur le territoire portugais, que des plus-values latentes afférentes à ses actifs.

61.      J’en conclus donc que l’article 76 A du CIRC comporte une restriction à la liberté d’établissement en principe interdite par l’article 43 CE.

62.      Quant au troisième point, qui porte sur la justification d’une telle restriction, je me permets de rappeler que le gouvernement portugais concède dans sa réponse à la question écrite posée par la Cour, à la suite du prononcé de l’arrêt National Grid Indus, précité, qu’il lui appartiendrait, si la Cour, comme je le propose, devait constater que l’article 76 A du CIRC restreint effectivement l’exercice de la liberté d’établissement, d’introduire dans son droit national la possibilité pour les sociétés désirant transférer leur siège dans un autre État membre d’opter soit pour le paiement immédiat, soit pour le recouvrement différé de l’imposition des plus-values latentes afférentes à des actifs de ces sociétés qui ont été générées sur le territoire portugais.

63.      L’article 76 A du CIRC empêchant, en effet, l’exercice d’un tel droit d’option, l’aveu du gouvernement portugais pourrait paraître suffisant pour accueillir le grief exposé par la Commission concernant le caractère disproportionné de l’exigence figurant dans cette disposition au regard de l’objectif d’intérêt général de la préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres.

64.      Toutefois, avant d’atteindre ce résultat, il importe de répondre à l’argumentation défendue par certains des gouvernements intervenants selon laquelle les appréciations effectuées par la Cour dans l’arrêt National Grid Indus, précité, portant sur la nécessité d’accorder un tel droit d’option, étaient circonstancielles au regard du caractère atypique de la situation à l’origine de cet arrêt et ne contraindraient aucunement les législateurs d’autres États membres à insérer une telle possibilité dans leur ordre juridique interne.

65.      Il est vrai que l’affaire à l’origine de l’arrêt National Grid Indus, précité, était certainement inaccoutumée dans la mesure où la société concernée possédait un seul actif financier. De manière générale, le suivi transfrontalier d’un tel élément du patrimoine de la société qu’implique l’option du recouvrement différé de la dette fiscale relative à une plus-value générée avant le transfert de siège et constatée au moment dudit transfert est donc aisé.

66.      Il n’en demeure pas moins que, dans sa rédaction actuelle, l’article 76 A du CIRC ne permet pas, même dans une situation identique ou analogue à celle à l’origine de l’arrêt National Grid Indus, précité, l’exercice de l’option visée au point 73 dudit arrêt, reproduit au point 46 des présentes conclusions. À l’heure actuelle, une société portugaise dans une situation identique ou analogue à celle à l’origine dudit arrêt National Grid Indus se verrait donc contrainte de contester en justice l’application de l’imposition immédiate des plus-values latentes afférentes à un ou à plusieurs actifs de nature financière.

67.      Par conséquent, contrairement à ce que suggèrent certains gouvernements intervenants, je ne perçois pas comment la République portugaise pourrait maintenir en l’état l’article 76 A du CIRC.

68.      Cela ne signifie pas que la République portugaise soit réduite, dans le choix de mesures moins attentatoires à la liberté d’établissement que celle de l’acquittement immédiat de l’imposition litigieuse, à introduire uniquement la possibilité offerte à la société concernée d’opter pour le paiement différé de la dette fiscale constatée au moment du transfert de siège. En particulier, il n’est pas exclu, comme l’a suggéré le gouvernement allemand en réponse à la question écrite posée par la Cour, qu’offrir également aux sociétés le choix d’échelonner le paiement de la dette fiscale, constatée au moment du transfert de siège, par exemple lors d’échéances annuelles ou en fonction de la réalisation des plus-values, puisse constituer une mesure adéquate et proportionnée à l’objectif de la préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres.

69.      Toutefois, outre qu’une telle proposition n’a pas été avancée par la Commission dans son recours et que le choix des mesures alternatives à une réglementation restrictive d’une liberté de circulation prévue par le traité incombe à l’État membre concerné, il parait suffisant pour accueillir le premier grief exposé par la Commission de constater que l’article 76 A du CIRC n’offre aucune alternative à l’exigence du paiement immédiat de l’imposition des plus-values afférents à un ou plusieurs actifs d’une société transférant son siège dans un autre État membre, y compris dans des situations où la nature et l’étendue du patrimoine de ladite société permettraient d’assurer aisément le suivi transfrontalier des éléments du patrimoine pour lesquels une plus-value a été constatée au moment où la société concernée a transféré son siège statutaire et sa direction effective dans un autre État membre (30).

70.      Compte tenu de ce qui vient d’être dit, il ne serait pas non plus strictement nécessaire que la Cour entre dans le débat, du reste assez vif, qui a opposé les parties lors de l’audience se rapportant à deux considérations exposées dans l’arrêt National Grid Indus, précité, liées à l’option du paiement différé de l’imposition.

71.      Néanmoins, si la Cour décidait de statuer sur ces aspects, je tiens à formuler les observations suivantes.

72.      Je rappelle que, aux points 73 et 74 de dudit arrêt National Grid Indus, la Cour a, d’une part, accepté que le paiement différé puisse être «assorti, le cas échéant, d’intérêts selon la réglementation nationale applicable» et, d’autre part, admis que «le risque de non-recouvrement de l’imposition [qu’entraîne son paiement différé], qui augmente en fonction de l’écoulement du temps […] [puisse] être pris en compte par l’État membre [de sortie], dans le cadre de sa réglementation nationale applicable au paiement différé des dettes fiscales, par des mesures telles que la constitution d’une garantie bancaire».

73.      Tandis que le gouvernement portugais et la plupart des gouvernements intervenants indiquent, en substance, que ces exigences devraient être requises dans tous les cas d’application de l’option du paiement différé, la Commission considère que la perception d’intérêts de retard est intrinsèquement discriminatoire dès lors que les contribuables résidents ne se voient réclamer le paiement de l’impôt que postérieurement, sans intérêts, et, quant à la constitution d’une garantie bancaire, estime, à l’instar du gouvernement danois, qu’elle ne saurait être réclamée que dans les cas où il existe un risque réel et démontré de non-recouvrement de l’imposition.

74.      S’agissant des intérêts — et indépendamment du débat sémantique qui a notamment opposé le gouvernement allemand et la Commission à l’audience, le premier, évoquant des intérêts de report ou de recouvrement, a contesté la qualification retenue par la seconde — je relève qu’un certain nombre d’États membres appliquent des intérêts, parfois qualifiés «de retard» sur le montant de créances fiscales à la charge de leurs contribuables, y compris dans la situation où est autorisé le paiement différé de la dette fiscale (31). Sans en avoir la certitude, c’est, je pense, la situation que vise la précision effectuée par la Cour au point 73 de l’arrêt National Grid Indus, précité.

75.      La critique adressée par la Commission quant au caractère discriminatoire d’une telle exigence ne me paraît pas pouvoir prospérer.

76.      En effet, si, dans une situation interne de transfert de siège, de tels intérêts ne sont pas exigés, c’est tout simplement parce que le montant de la dette fiscale ne sera constaté et donc exigible qu’au moment de la réalisation effective des plus-values. C’est à ce moment que la dette fiscale devra être acquittée, sans l’octroi, en principe, d’un paiement différé (32). En revanche, dès lors que, dans une situation transfrontalière, les États membres sont autorisés, ainsi que l’affirme l’arrêt National Grid Indus, précité, à fixer le montant de la dette fiscale exigible, liée aux plus-values latentes afférentes à des actifs d’une société transférant son siège dans un autre État membre au moment dudit transfert, mais que le paiement effectif est différé, les intérêts à acquitter sur ce montant peuvent s’assimiler à des intérêts à acquitter sur un crédit accordé à cette société.

77.      Par conséquent, et conformément au principe d’équivalence, si, dans sa réglementation nationale applicable, de manière générale, au recouvrement des créances fiscales, un État membre prévoit que l’option d’un paiement différé soit assorti d’intérêts, il n’existe pas de raison objective pour en faire échapper la situation d’une société transférant son siège dans un État membre dont la dette fiscale dans l’État membre de sortie a été constatée au moment de ce transfert.

78.      La constitution d’une garantie bancaire me paraît être une question dont la résolution est plus délicate. Si, au point 74 de l’arrêt National Grid Indus, précité, la Cour ne semble l’envisager que comme une mesure parmi d’autres, il n’en demeure pas moins que l’application systématique d’une telle exigence dans le but d’assurer le recouvrement de l’impôt dans le contexte de son paiement différé pourrait emporter un effet tout aussi restrictif que son paiement immédiat au moment du transfert de siège dans un autre État membre, puisqu’elle est susceptible de conduire à priver le contribuable de la jouissance du patrimoine donné en garantie.

79.      Au demeurant, je rappelle que, dans ses arrêts de Lasteyrie du Saillant (33) et N (34), la Cour a jugé comme étant disproportionnée aux objectifs d’intérêt général poursuivis par les États membres la constitution de garanties qui était réclamée aux personnes physiques transférant leur domicile fiscal dans un autre État membre désirant bénéficier du paiement différé de l’imposition des plus-values latentes afférentes à des valeurs mobilières (35). Dans l’arrêt N, la Cour a précisé qu’il existait des moyens moins restrictifs au regard des libertés fondamentales, tels que les mécanismes d’assistance mutuelle introduits au niveau de l’Union, en particulier en matière de recouvrement des créances fiscales (36).

80.      Si, au point 74 de l’arrêt National Grid Indus, précité, la Cour n’a pas mentionné ces mécanismes, ce silence ne saurait, à mon sens, signifier qu’elle ait voulu accorder un blanc seing aux États membres leur permettant d’introduire une mesure (paiement différé assorti d’une garantie bancaire) dont les effets peuvent être tout aussi restrictifs que celle (paiement immédiat) qu’elle a considérée aux points précédents dudit arrêt comme emportant une entrave disproportionnée à la liberté d’établissement.

81.      Partant, afin de préserver tant la cohérence interne du raisonnement de la Cour dans l’arrêt National Grid Indus, précité, que sa cohérence externe avec la jurisprudence précitée de Lasteyrie du Saillant et N, il convient donc, à mon sens, d’interpréter strictement l’exigence de la constitution d’une garantie bancaire dont peut être assortie l’option du recouvrement différé de la dette fiscale.

82.      Je partage, à cet égard, en substance, la position défendue par la Commission et le gouvernement danois selon laquelle une telle garantie ne pourra être exigée que s’il existe un risque réel et sérieux de non-recouvrement de la créance fiscale. Par ailleurs, contrairement à ce qu’a défendu le gouvernement français dans sa réponse à la question écrite de la Cour ainsi qu’à l’audience, j’estime que le montant de la garantie bancaire requise ne saurait correspondre au montant de la créance fiscale dont le paiement est reporté, sous peine de réintroduire, de fait, une mesure aussi restrictive que celle de l’acquittement immédiat de l’imposition au moment du transfert de siège. Cette garantie doit néanmoins être suffisante en fonction des circonstances de chaque cas d’espèce.

83.      Ces considérations faites, je propose, comme déjà indiqué, de faire droit au premier grief exposé par la Commission dans son recours.

2.      Sur l’imposition immédiate des plus-values latentes afférentes à des actifs affectés à un établissement stable portugais d’une société non-résidente en cas de cessation de l’activité de l’établissement stable ou lorsque ces actifs sont transférés hors du territoire portugais (article 76 B du CIRC)

a)      Sur l’imposition immédiate des plus-values latentes afférentes à des actifs affectés à un établissement stable portugais d’une société non-résidente en cas de cessation de l’activité de l’établissement stable [article 76 B, sous a), du CIRC]

i)      Résumé de l’argumentation des parties

84.      La Commission estime que les considérations développées à propos du caractère restrictif et disproportionné des dispositions de l’article 76 A du CIRC sont également valables pour la situation visée à l’article 76 B, sous a), du CIRC. Il n’existerait donc aucune justification à soumettre sans exception à imposition immédiate les plus-values latentes afférentes à des actifs affectés à un établissement stable portugais d’une société non-résidente en cas de cessation de l’activité de l’établissement stable.

85.      Le gouvernement portugais renvoie lui aussi à son argumentation exposée dans ses mémoires se rapportant à l’article 76 A du CIRC. Dans sa réponse à la question écrite de la Cour, il ajoute que, même si l’arrêt National Grid Indus, précité, ne couvre pas directement la situation visée à l’article 76 B, sous a), du CIRC, le point 57 de cet arrêt serait pertinent. À supposer que la Cour admette qu’il existe une restriction à la liberté d’établissement, il serait légitime que la République portugaise puisse, à défaut d’exiger le recouvrement immédiat de l’imposition, à tout le moins imposer le paiement différé assorti, le cas échéant, d’intérêts et, compte tenu du risque de non-recouvrement, moyennant la constitution d’une garantie bancaire.

86.      Les gouvernements intervenants adoptent des positions divergentes quant à la pertinence de l’arrêt National Grid Indus, précité, pour la situation visée à l’article 76 B, sous a), du CIRC. Tandis que les gouvernements espagnol et néerlandais estiment que cet arrêt s’applique pleinement à ladite situation, le second ajoutant que le contribuable doit se voir offrir le choix entre le paiement immédiat et le paiement différé de l’imposition, les gouvernements allemand et suédois considèrent que cette situation n’est pas affectée par l’arrêt précité, seul le recouvrement immédiat de l’imposition constituant la mesure appropriée en cas de cessation de l’activité d’un établissement stable sur le territoire d’un État membre.

ii)    Analyse

87.      La Cour a itérativement jugé que la liberté d’établissement comprend, pour les sociétés constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de la Communauté, le droit d’exercer leur activité dans d’autres États membres par l’intermédiaire d’une filiale, d’une succursale ou d’une agence (37).

88.      Toujours selon la jurisprudence, des effets restrictifs à la liberté d’établissement peuvent se produire notamment lorsque, en raison d’une réglementation fiscale, une société peut être dissuadée de créer des entités subordonnées, telles qu’un établissement stable, dans d’autres États membres et d’exercer ses activités par l’intermédiaire de telles entités (38).

89.      Il importe d’observer que cette appréciation a été exposée à l’égard de la réglementation fiscale de l’État membre d’origine de la société et non pas par rapport à celle de l’État membre d’accueil de son établissement stable.

90.      Or, en l’occurrence, contrairement à la situation, examinée plus haut, du transfert de siège d’une société portugaise dans un autre État membre pour laquelle la République portugaise exerce ses compétences fiscales au titre de l’État membre d’origine, le prélèvement d’une imposition sur les plus-values latentes lors de la cessation de l’activité d’un établissement stable au Portugal d’une société non-résidente, visé à l’article 76 B, sous a), du CIRC, participe de l’exercice de la compétence de cet État membre en tant que pays d’accueil dudit établissement.

91.      Conformément au libellé de l’article 43 CE, l’obligation qui pèse sur l’État membre d’accueil est celle d’assurer le bénéfice du traitement national (39).

92.      Par conséquent, il importe de rechercher la situation interne comparable à celle d’une société non-résidente dont l’établissement stable cesse ses activités sur le territoire portugais à l’égard de laquelle une différence de traitement discriminatoire pourrait, le cas échéant, être constatée.

93.      Les parties au présent litige ont très peu débattu de cette question.

94.      Il me semble néanmoins que la situation d’un établissement stable visée à l’article 76 B, sous a), du CIRC est objectivement comparable à celle d’un établissement stable situé au Portugal d’une société établie dans ce même État membre.

95.      Certes, je n’ignore pas, comme l’a mis en exergue le gouvernement allemand en contestant la comparabilité de ces situations, que, tandis que, dans une situation purement interne, un établissement et la société dont il dépend forment une unité du point de vue fiscal, un établissement stable lié à une société non-résidente est considéré, selon la pratique juridique internationale, telle qu’elle se reflète notamment aux articles 5 et 7 du modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune élaborée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), comme une entité fiscale autonome (40). Ainsi, selon la répartition de compétence indiquée à l’article 7 du modèle de convention, le gouvernement portugais admet aussi que la République portugaise exerce en principe sa compétence fiscale sur les bénéfices uniquement imputables à un établissement stable d’une société non-résidente d’un autre État membre. Le droit de l’Union ne s’oppose pas à cette modalité de répartition de la compétence fiscale entre les États membres ni, à cette fin, à la qualification d’un établissement stable comme une entité fiscale autonome (41), à savoir analogue à une entreprise traitant en toute indépendance avec l’entreprise dont cet établissement émane.

96.      Toutefois, je ne crois pas que cela implique que la situation de ces deux établissements stables, l’un dans le contexte transfrontalier, l’autre dans le contexte purement interne, ne puissent pas être objectivement comparables sous prétexte, finalement, que la République portugaise perd sa compétence fiscale uniquement dans le premier cas une fois que les actifs sont transférés dans un autre État membre.

97.      Si tel devait être le cas, ce raisonnement aurait également dû être mené par la Cour dans l’arrêt National Grid Indus, précité, par rapport à la situation d’une société d’un État membre transférant son siège de direction effective dans un autre État membre, à l’égard de laquelle, à la suite du transfert, l’État membre d’origine perd sa compétence fiscale, comparée à la situation d’une société transférant son siège à l’intérieur du territoire du premier État membre, à l’égard de laquelle la compétence fiscale de cet État membre perdure. Or, comme cela a déjà été relevé, la Cour a considéré ces deux situations comme étant objectivement comparables.

98.      Par ailleurs, dans l’arrêt Lidl Belgium, précité, la Cour n’a pas considéré les dispositions du modèle de convention fiscale de l’OCDE comme constituant un obstacle à comparer la situation d’un établissement stable d’une société établie dans le même État membre à celle d’un établissement stable d’une même société situé dans un autre État membre aux fins d’identifier une restriction à la liberté d’établissement (42). Du reste, il n’est pas contesté que l’attribution de la qualité d’entité fiscale autonome à un établissement stable d’une société non-résidente constitue une fiction dans le simple but de faciliter l’exercice des compétences fiscales réparties entre les États membres concernés (43).

99.      Par conséquent, au vu du critère de comparaison retenu, une restriction à la liberté d’établissement ne manque pas d’être constatée puisque, contrairement à la situation transfrontalière, la cessation de l’activité de l’établissement stable national d’une société portugaise n’entraîne pas l’imposition immédiate des plus-values latentes afférentes aux actifs transférés à ladite société.

100. Le gouvernement portugais défend encore la thèse selon laquelle la cessation de l’activité d’un établissement stable et le transfert de ses actifs dans un autre État membre s’apparente, dans l’hypothèse d’une situation purement interne, à la fin du rattachement des actifs concernés à une activité économique. Dans la mesure où les plus-values latentes seraient imposées dans les deux situations, il n’existerait pas de différence de traitement.

101. Cet argument ne me convainc pas pour les mêmes motifs exposés plus haut à propos du cas d’une société transférant son siège dans un autre État membre: les actifs imputables à un établissement stable qui quitte le territoire portugais continuent d’être rattachés à l’activité économique de ce dernier, même si celle-ci se réalise dans un autre État membre. Il ne me semble donc pas possible, aux fins de l’application de la liberté d’établissement protégée par le traité, de considérer comme étant comparables la cessation de toute activité économique et la cessation d’une activité économique réalisée sur le territoire d’un État membre en particulier.

102. Je ne crois pas, contrairement à ce que le gouvernement portugais a exposé à l’audience, que l’affirmation faite au point 57 de l’arrêt National Grid Indus, précité, puisse conduire à démentir cette conclusion. S’il est vrai que la Cour a rappelé dans ce point que les «actifs d’une société sont directement affectés à des activités économiques qui sont destinées à générer un bénéfice», cette appréciation a toutefois été effectuée non pas dans le contexte du caractère restrictif de la réglementation néerlandaise, mais dans le cadre de l’analyse de sa proportionnalité en ce qu’elle refusait de prendre en considération les moins-values réalisées postérieurement au transfert de siège de direction effective d’une société dans un autre État membre. On ne saurait donc tirer du point 57 dudit arrêt National Grid Indus la conséquence que, d’une part, la fin du rattachement des actifs d’un établissement stable à toute activité économique dans un État membre et, d’autre part, le transfert de tels actifs dans un autre État membre lors de la cessation de l’activité dudit établissement stable dans le premier État membre sont des situations comparables.

103. Pour le reste, comme l’ont soutenu la Commission et le gouvernement néerlandais dans sa réponse à la question écrite posée par la Cour, des considérations analogues à celles développées à propos des sociétés transférant leur siège dans un autre État membre peuvent être faites s’agissant de l’imposition immédiate des plus-values latentes générées par les actifs rattachés à un établissement stable lors de la cessation de l’activité de cet établissement sur le territoire portugais.

104. En particulier, quant à la proportionnalité de la mesure nationale, il y a lieu de relever que, indépendamment de la nature et de l’étendue du patrimoine affecté à l’établissement stable, la cessation de son activité au Portugal entraîne, dans tous les cas, l’acquittement immédiat de l’impôt sur les plus-values latentes afférentes aux actifs liés à cet établissement.

105. Cette constatation suffit, à mon sens, pour accueillir le deuxième grief de la Commission se rapportant à l’article 76 B, sous a), du CIRC.

b)      Sur l’imposition immédiate des plus-values latentes afférentes à des actifs affectés à un établissement stable portugais d’une société non-résidente lorsque ces actifs sont transférés hors du territoire portugais [article 76 B, sous b), du CIRC]

i)      Résumé de l’argumentation des parties

106. Pour la Commission, cette situation ne diffère pas fondamentalement des autres déjà examinées. Dans la mesure où la société non-résidente conserve un établissement stable au Portugal et que les actifs sont conservés au siège ou dans un autre établissement stable situé dans l’Union, il n’y aurait aucune raison de procéder au recouvrement immédiat de l’impôt. Le droit de la République portugaise d’imposer des plus-values accumulées sur son territoire liées à des actifs serait suffisamment protégé par une mesure assurant le calcul du montant de l’imposition au moment du transfert d’actifs, l’impôt étant acquitté lors de la réalisation effective des plus-values.

107. Le gouvernement portugais réitère ses arguments invoqués par rapport aux situations déjà examinées, en précisant que l’arrêt National Grid Indus, précité, ne couvre pas le cas de l’imposition des plus-values latentes lors du transfert d’actifs entre un établissement stable situé au Portugal et la société non-résidente dont il dépend ou un autre établissement stable de la société non-résidente situé dans un autre État membre.

108. Les gouvernements intervenants partagent, en substance, la position du gouvernement portugais.

109. Les gouvernements allemand et suédois observent avant tout que la situation du transfert d’actifs entre un établissement stable portugais et la société auquel il est apparenté établie dans un autre État membre n’est pas comparable à celle d’un tel transfert équivalent entre un établissement stable portugais et sa société portugaise.

110. En tout état de cause, selon, notamment, les gouvernements allemand, néerlandais et suédois, l’imposition immédiate au moment du transfert serait absolument nécessaire pour sauvegarder la répartition de compétences fiscales et, selon le gouvernement suédois, prévenir le risque d’évasion fiscale. La jurisprudence de la Cour en matière de transferts transfrontaliers de bénéfices ou de pertes serait applicable. Les gouvernements néerlandais et suédois insistent également sur le fait que, contrairement à la situation à l’origine de l’arrêt National Grid Indus, précité, où seul un actif était concerné au moment du transfert de siège de direction effective de la société, le transfert d’actifs d’un établissement stable dans un autre État membre implique un processus continu qu’il est d’ordinaire très difficile à suivre, non seulement en raison du nombre important d’actifs concernés, mais aussi du fait de la nature diversifiée des actifs, certains, comme les équipements, faisant l’objet d’amortissement, d’autres, comme le pétrole, étant incorporés à des marchandises qui font elles-mêmes l’objet de transformations. Par conséquent, le report du recouvrement de l’imposition serait quelquefois impossible ou en tout cas très difficile à introduire.

ii)    Analyse

111. Quant au caractère restrictif des dispositions de l’article 76 B, sous b), du CIRC et s’agissant de l’argumentation exposée par les gouvernements allemand et suédois se rapportant à l’absence de comparabilité du transfert d’actifs, d’une part, entre un établissement stable situé au Portugal et sa société non-résidente ou un autre établissement stable émanant de ladite société situé dans un autre État membre et, d’autre part, entre un établissement stable et sa société apparentée tous deux situés au Portugal, je me permets de renvoyer aux observations faites à ce propos aux points 94 à 99 des présentes conclusions.

112. J’ajoute à toutes fins utiles et même si la Cour est, tout au moins implicitement, réticente à comparer de telles situations (44), que si l’on devait comparer, comme cela a parfois été défendu par la doctrine fiscaliste (45), deux situations transfrontalières, à savoir celle d’un établissement stable transférant ses actifs vers sa société apparentée ou d’un autre établissement stable, situés dans un autre État membre, et celle d’une société portugaise transférant ses actifs vers un établissement stable situé dans un autre État membre, le gouvernement portugais a clairement indiqué durant la présente procédure que le transfert d’actifs dans le second cas de figure n’enclenchait pas l’acquittement d’une imposition sur les plus-values latentes afférentes aux actifs concernés générées sur le territoire portugais.

113. Concernant la justification de la restriction, je relève que la Commission n’émet aucune critique quant au fait que l’article 76 B, sous b), du CIRC soit propre à assurer la poursuite de l’objectif d’intérêt général mis en avant par le gouvernement portugais et la plupart des gouvernements intervenants, à savoir la sauvegarde de la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres, sans qu’il soit besoin de prendre cet objectif ensemble avec celui de la prévention de l’évasion fiscale (46). Elle admet aussi, spécialement à la suite de l’arrêt National Grid Indus, précité, que l’établissement définitif du montant de l’imposition peut être fixé au moment où les actifs sont transférés dans un autre État membre.

114. Je pense que la Cour peut en prendre acte.

115. En revanche, tout comme dans les situations examinées précédemment, la Commission conteste le caractère proportionné de la restriction découlant de l’article 76 B, sous b), du CIRC, estimant que le recouvrement différé de l’imposition constituerait une mesure plus appropriée.

116. À cet égard, les gouvernements portugais et intervenants ont essentiellement exposé les difficultés et les charges administratives que devraient supporter les établissements concernés, mais également les administrations fiscales des États membres dans le calcul du montant de l’imposition due et dans le suivi des actifs transférés, eu égard à leur nature, à leur diversité et à leur nombre, si le recouvrement différé était introduit.

117. À l’instar de la Cour dans l’arrêt National Grid Indus, précité (47), je ne suis pas insensible à ces considérations. Elles peuvent, en effet, dans un certain nombre de cas, qui peuvent s’avérer d’ailleurs les plus nombreux, justifier l’application d’une imposition immédiate.

118. Cependant, pas plus que dans les autres cas de figure examinés précédemment, elles ne constituent un obstacle dirimant à l’accueil du troisième grief de la Commission.

119. En effet, l’article 76 B, sous b), du CIRC s’applique de manière générale au transfert d’un ou de plusieurs actifs, indépendamment de la nature et de l’étendue du patrimoine affecté à l’établissement stable d’une société établie dans un autre État membre. Ainsi, même les plus-values latentes afférentes à un seul actif financier de cet établissement stable transféré au bénéfice de sa société apparentée ou de celui d’un autre établissement stable de ladite société, situés dans un autre État membre, serait également imposé immédiatement au moment du transfert.

120. Cette appréciation est, à mon sens, suffisante pour faire également droit au recours sur ce point.

121. En outre, je ne pense pas que, dans la situation visée par l’article 76 B, sous b), du CIRC, et contrairement au cas du transfert de siège d’une société ou de la cessation des activités d’un établissement stable, l’option du recouvrement différé puisse être subordonnée à la constitution d’une garantie bancaire puisque l’État membre où demeure situé l’établissement stable conserve toujours sa compétence fiscale à son égard, y compris après le transfert desdits actifs. La présence de cet établissement stable sur le territoire de l’État membre «de sortie» pourra donc en principe à suffisance garantir le recouvrement de la créance fiscale.

122. Pour l’ensemble de ces considérations, je suggère à la Cour de faire partiellement droit au recours de la Commission et de le rejeter pour le surplus.

III – Sur les dépens

123. Aux termes de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu en ce sens, je suggère de condamner la République portugaise aux dépens. Conformément à l’article 69, paragraphe 4, du règlement de procédure, je propose que les États membres qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens.

IV – Conclusion

124. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de:

–        constater que la République portugaise a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 43 CE en adoptant et en maintenant les dispositions des articles 76 A et 76 B, sous a) et b), du code de l’impôt sur le revenu des personnes morales (Código do Imposto sobre o Rendimento das Pessoas Colectivas), applicables respectivement en cas de transfert par une société portugaise de son siège statutaire et de sa direction effective dans un autre État membre, en cas de cessation des activités d’un établissement stable au Portugal et en cas de transfert des actifs d’un tel établissement stable du Portugal dans un autre État membre et qui prévoient, dans tous les cas de figure, l’imposition immédiate des plus-values latentes afférentes aux actifs de ces entités au moment de la sortie du territoire portugais, indépendamment de la nature et de l’étendue du patrimoine des sociétés et des établissements stables concernés;

–        rejeter le recours pour le surplus;

–        condamner la République portugaise aux dépens de la Commission européenne;

–        statuer comme de droit sur les dépens exposés par le Royaume de Danemark, la République fédérale d’Allemagne, le Royaume d’Espagne, la République française, le Royaume des Pays-Bas, la République de Finlande, le Royaume de Suède et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.


1 —      Langue originale: le français.


2 —      Le délai pour se conformer à l’avis motivé émis par la Commission ayant expiré au mois de février 2009, il y a lieu de se référer aux dispositions du traité CE.


3 —      Accord du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3).


4 —      À savoir le Royaume de Danemark, la République fédérale d’Allemagne, le Royaume d’Espagne, la République française, le Royaume des Pays-Bas, la République de Finlande, le Royaume de Suède et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.


5 —      Voir affaires pendantes devant la Cour Commission/Espagne (C-64/11); Commission/Danemark (C-261/11), et Commission/Pays-Bas (C-301/11).


6 —      C-371/10 (Rec. p. I-12273).


7 —      Arrêt National Grid Indus, précité (point 86 ainsi que point 2, second tiret, du dispositif).


8 —      Voir, notamment, arrêts du 31 mars 1992, Commission/Italie (C-362/90, Rec. p. I-2353, point 8); du 26 avril 2007, Commission/Finlande (C-195/04, Rec. p. I-3351, point 21); du 3 juin 2010, Commission/Espagne (C-487/08, Rec. p. I-4843, point 70), et du 24 mai 2011, Commission/Autriche (C-53/08, Rec. p. I-4309, point 128).


9 —      Voir, en particulier, arrêts du 9 novembre 1999, Commission/Italie (C-365/97, Rec. p. I-7773, point 35); du 10 avril 2003, Commission/Portugal (C-392/99, Rec. p. I-3373, point 133), et du 22 septembre 2005, Commission/Belgique (C-221/03, Rec. p. I-8307, point 37).


10 —      Voir arrêts du 29 septembre 1998, Commission/Allemagne (C-191/95, Rec. p. I-5449, point 55); du 14 juin 2007, Commission/Belgique (C-422/05, Rec. p. I-4749, point 25); du 18 décembre 2007, Commission/Espagne (C-186/06, Rec. p. I-12093, point 15); du 10 septembre 2009, Commission/Portugal (C-457/07, Rec. p. I-8091, point 55), et du 14 octobre 2010, Commission/Autriche (C-535/07, Rec. p. I-9483, point 41).


11 —      Idem.


12 —      Voir arrêts du 11 juillet 1984, Commission/Italie (51/83, Rec. p. 2793, points 6 et 7); du 18 décembre 2007, Commission/Espagne, précité (point 15), et du 14 octobre 2010, Commission/Autriche, précité (point 41).


13 —      Voir point 2 de la réponse du 6 avril 2009, annexée à la requête.


14 —      Voir arrêts du 10 décembre 2009, Commission/Royaume-Uni (C-390/07, point 339), et du 3 juin 2010, Commission/Espagne, précité (point 71).


15 —      Point 26 de l’arrêt.


16 —      Point 27 de l’arrêt.


17 —      Points 28 et 31 de l’arrêt.


18 —      Point 32 de l’arrêt.


19 —      Voir point 37 de l’arrêt.


20 —      Point 38 de l’arrêt.


21 —      Point 48 de l’arrêt.


22 —      Voir, notamment, points 56 et 64 de l’arrêt.


23 —      Voir points 65 et 66 de l’arrêt.


24 —      Point 67 de l’arrêt.


25 —      Voir, points 70 et 71 de l’arrêt.


26 —      Point 72 de l’arrêt.


27 —      Arrêt du 16 décembre 2008 (C-210/06, Rec. p. I-9641).


28 —      Affaire C-378/10. À cet égard, je tiens à souligner que je partage la thèse de l’avocat général Jääskinen, exposée aux points 70 à 73 de ses conclusions présentées le 15 décembre dernier dans ladite affaire, selon laquelle, au regard du principe de non-discrimination tel qu’appliqué par la Cour dans sa jurisprudence, l’État membre d’accueil ne pourrait pas non plus, de façon arbitraire, interdire ou empêcher l’opération de reconstitution transfrontalière d’une société pour la simple raison que son droit national des sociétés n’a pas envisagé une telle opération.


29 —      Voir, notamment, point 22 des observations du gouvernement néerlandais dans l’affaire National Grid Indus, précitée.


30 —      Voir, en ce sens, arrêt National Grid Indus, précité (point 72).


31 —      Voir, notamment, article 1727, IV, du code général des impôts français; article 6 du règlement grand-ducal luxembourgeois du 28 décembre 1968 portant exécution des articles 155 et 178 de la loi concernant l’impôt sur le revenu. Voir, également, article 414 du code belge de l’impôt sur le revenu, applicable au paiement différé de l’impôt, ainsi que, en Allemagne, article 234 de l’Abgabenordnung du 1er octobre 2002.


32 —      Si l’État membre accorde néanmoins à la société concernée la possibilité de différer le paiement de l’impôt et que sa réglementation nationale sur le recouvrement des créances fiscales prévoit le paiement d’intérêts, ceux-ci devront être appliqués.


33 —      Arrêt du 11 mars 2004 (C-9/02, Rec. p. I-2409, points 47, 56 et 57).


34 —      Arrêt du 7 septembre 2006 (C-470/04, Rec. p. I-7409, point 51).


35 —      Dans de contexte de l’affaire de Lasteyrie du Saillant, les garanties réclamées par les autorités fiscales françaises pouvaient prendre la forme d’un versement en espèces effectué au profit du Trésor, des créances sur le Trésor, de présentation d’une caution, de valeurs mobilières, de marchandises déposées dans des magasins agréés par l’État et faisant l’objet d’un warrant endossé à l’ordre du Trésor, d’affectations hypothécaires, de nantissement de fonds de commerce. Dans l’affaire N, la garantie constituée consistait en un dépôt en gage des participations détenues par le contribuable dans l’une de ses sociétés.


36 —      Arrêt N, précité (points 51 à 53).


37 —      Voir, notamment, arrêts du 21 septembre 1999, Saint-Gobain ZN (C-307/97, Rec. p. I-6161, point 35); du 14 décembre 2000, AMID (C-141/99, Rec. p. I-11619, point 20); du 15 mai 2008, Lidl Belgium (C-414/06, Rec. p. I-3601, point 18); du 23 octobre 2008, Krankenheim Ruhesitz am Wannsee-Seniorenheimstatt (C-157/07, Rec. p. I-8061, point 28), et du 25 février 2010, X Holding (C-337/08, Rec. p. I-1215, point 17).


38 —      Voir, arrêt du 28 février 2008, Deutsche Shell (C-293/06, Rec. p. I-1129, point 29). Voir également, en ce sens, arrêt Lidl Belgium, précité (points 19, 20 et 25).


39 —      Voir, notamment, arrêt Lidl Belgium, précité (point 19).


40 —      Selon l’article 5, paragraphe 1, du modèle (dans sa version de juillet 2008 applicable au moment du délai indiqué dans l’avis motivé), un établissement stable désigne une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité. Selon le paragraphe 2 de cet article, l’établissement stable comprend notamment une succursale, un bureau, une usine. L’article 7, paragraphe 1, du modèle de convention prévoit que, si une entreprise d’un État contractant exerce son activité dans l’autre État contractant par l’intermédiaire d’un établissement stable, les bénéfices de l’entreprise sont imposables ce dernier État uniquement dans la mesure où ils sont imputables audit établissement stable. Le paragraphe 2 indique que sont imputés audit établissement stable les bénéfices qu’il aurait pu réaliser s’il avait constitué une entreprise distincte exerçant des activités identiques ou analogues dans des conditions identiques ou analogues et traitant en toute indépendance avec l’entreprise dont il constitue un établissement stable.


41 —      Voir arrêt Lidl Belgium, précité (point 22).


42 —      Arrêt précité (points 23 à 25).


43 —      Cette qualification ne joue d’ailleurs pas dans le domaine de la taxe sur la valeur ajoutée applicable aux transactions effectuées entre une société et son établissement stable; voir arrêt du 23 mars 2006, FCE Bank (C-210/04, Rec. p. I-2803, points 35 à 41).


44 —      Voir, à cet égard, arrêt du 6 décembre 2007, Columbus Container Services (C-298/05, Rec. p. I-10451), comparé à mes conclusions présentées dans cette affaire (points 109 à 122).


45 —      Voir, notamment, Tenore M., The Transfer of Assets From a Permanent Establishment to its General Enterprise in the Light of European Tax Law, Intertax, 2006, 8/9, p. 389.


46 —      Quant à ce dernier objectif, avancé par le gouvernement suédois, il suffit de rappeler qu’il n’entre en ligne de compte en tant que justification autonome que si le but spécifique de la restriction consiste à faire obstacle à des comportements visant à créer des montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, dans le but d’éluder l’impôt normalement dû sur les bénéfices générés par des activités sur le territoire national, ce qui n’a pas été démontré: voir, notamment, arrêts du 18 juin 2009, Aberdeen Property Fininvest Alpha (C-303/07, Rec. p. I-5145, point 64), et du 21 janvier 2010, SGI (C-311/08, Rec. p. I-487, point 65).


47 —      Voir point 70.