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CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

MME ELEANOR  SHARPSTON

présentées le 5 mars 2015 (1)

Affaire C-9/14

Staatssecretaris van Financiën

contre

D. G. Kieback

[demande de décision préjudicielle
formée par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas)]

«Libre circulation des travailleurs – Égalité de traitement des résidents et des non-résidents – Impôt sur le revenu – Travailleur qui n’a pas perçu, sur une base annuelle, la totalité ou la quasi-totalité de son revenu imposable dans l’État membre où il était employé sans y résider – Situation personnelle et familiale du travailleur concerné – Déduction de la rente hypothécaire afférente à un logement personnel pendant une partie d’une année fiscale au cours de laquelle le travailleur a perçu la totalité ou la quasi-totalité de son revenu imposable dans l’État membre d’emploi – Travailleur s’installant dans un État tiers au cours de cette même année»





1.        Le présent renvoi porte sur le point de savoir dans quelle mesure, en matière d’impôt sur le revenu, la règle de non-discrimination, qui est au cœur de la libre circulation des travailleurs (article 39 CE, devenu article 45 TFUE) (2), impose aux États membres d’accorder aux contribuables non-résidents les mêmes avantages fiscaux relatifs à leur situation personnelle et familiale que ceux qui sont accordés aux contribuables résidents.

2.        La Cour a dit pour droit, en substance, dans l’arrêt Schumacker (3) et la jurisprudence ultérieure (4), que les résidents et les non-résidents ne sont pas, en règle générale, dans des situations comparables en matière d’impôt sur le revenu, étant donné que l’État de résidence est habituellement mieux à même d’apprécier la capacité contributive globale d’une personne. La libre circulation des travailleurs n’impose dès lors pas, en principe, à l’État d’emploi de prendre en considération la situation personnelle et familiale des travailleurs non-résidents lorsqu’il apprécie leur assujettissement. Le contraire est vrai, cependant, si le contribuable non-résident ne reçoit pas un revenu imposable suffisant dans son État de résidence pour que sa situation personnelle et familiale puisse y être prise en considération.

3.        Dans le présent renvoi, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême, Pays-Bas) demande des précisions sur l’application aux résidents et aux non-résidents de règles fiscales différentes. Lorsqu’un contribuable employé dans un État membre A (les Pays-Bas), mais résidant dans un État membre B (l’Allemagne) reçoit la totalité (ou la quasi-totalité ) de son revenu imposable dans l’État membre A pendant une partie d’une année fiscale, mais met ensuite fin à son emploi dans l’État membre A et se rend dans un État tiers (les États-Unis d’Amérique), d’où provient la majeure partie de son revenu fiscal pour cette année, l’État membre A est-il tenu de lui permettre de déduire de son revenu fiscal la rente hypothécaire afférente à un logement personnel situé dans l’État membre B de la même manière que pour un contribuable résident? La juridiction de renvoi demande également si le fait que le contribuable non-résident se rende dans un État tiers, et y prenne un emploi, plutôt que dans un État membre, a une incidence sur la réponse à donner à cette question.

 Cadre juridique

 Droit de l’Union

4.        L’article 39, paragraphe 1, CE disposait que la libre circulation des travailleurs devait être assurée dans la Communauté européenne. Le paragraphe 2 du même article énonçait en outre que cette libre circulation impliquait l’abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité entre les travailleurs des États membres en ce qui concernait l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail et d’emploi.

 Droit néerlandais (5)

5.        Le régime fiscal des résidents et des non-résidents est régi aux Pays-Bas par la loi sur l’impôt sur les revenus (Wet op de Inkomstenbelastingen), de 2001 (ci-après la «WIB 2001»).

6.        En vertu de l’article 2.3 de la WIB 2001, l’impôt sur le revenu est prélevé, entre autres, sur les revenus du travail et les revenus provenant d’un logement. Aux termes de l’article 3.112, les avantages que tire le contribuable du fait qu’il occupe son propre logement sont calculés par référence à un pourcentage de la valeur de celui-ci. L’article 3.120 permet de déduire de la base imposable la rente hypothécaire afférente à un logement personnel.

7.        Une personne qui réside aux Pays-Bas pendant la totalité de l’année fiscale n’a pas le choix de son statut fiscal. Cette personne est imposée aux Pays-Bas en tant que contribuable résident, ce qui signifie qu’elle y est imposée sur son revenu mondial et qu’elle peut déduire la rente hypothécaire afférente à un logement personnel.

8.        Une personne qui ne réside pas aux Pays-Bas, mais qui y reçoit des revenus imposables (y compris donc un non-résident qui reçoit la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus durant les trois premiers mois d’une année fiscale dans cet État membre) a deux options (article 2, paragraphe 5, point 1, de la WIB 2001). Elle peut opter, premièrement, pour le statut de contribuable résident pour la totalité de l’année fiscale, avec les conséquences qui ont été décrites au point 7 ci-dessus (option 1). Elle peut choisir, deuxièmement, d’être traitée comme un contribuable non-résident pour la totalité de l’année fiscale (option 2). Dans cette hypothèse, l’impôt sur le revenu n’est dû aux Pays-Bas que sur le revenu reçu dans cet État membre et le contribuable n’est pas autorisé à déduire de la base imposable la rente hypothécaire afférente à un logement personnel.

9.        Comme un contribuable non-résident, une personne qui réside aux Pays-Bas pendant la première partie d’une année fiscale, puis se rend dans un autre État (y compris, donc, une personne qui réside aux Pays-Bas pendant les trois premiers mois d’une année fiscale, et acquiert la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus dans cet État membre au cours de cette période, puis se rend dans un autre État où elle prend un nouvel emploi), peut opter pour le statut de contribuable résident pour la totalité de l’année fiscale, sur la base de l’article 2, paragraphe 5, point 1, de la WIB 2001 (6).

10.      Si l’on se fonde sur les explications données par la juridiction de renvoi et la Commission, il apparaît qu’une telle personne peut aussi choisir d’être soumise successivement aux régimes applicables aux contribuables résidents et non-résidents au cours de l’année fiscale en question (option 3). Cela implique que l’année fiscale sera scindée en deux parties. Pour la partie de l’année au cours de laquelle cette personne réside aux Pays-Bas, elle est soumise au régime applicable aux contribuables résidents, ce qui signifie qu’elle sera imposée sur son revenu mondial et qu’elle pourra déduire de la base imposable la rente hypothécaire afférente à un logement personnel. Pour le reste de l’année (au cours duquel elle réside dans un autre État), elle ne sera imposée aux Pays-Bas que sur le revenu qu’elle y recevra (le cas échéant) et ne sera pas autorisée à déduire la rente hypothécaire afférente à un logement personnel.

 Faits, procédure et questions préjudicielles déférées

11.      Au cours de l’année fiscale 2005 (du 1er janvier au 31 décembre 2005), M. Kieback, ressortissant allemand, a résidé à Aix-la-Chapelle (Allemagne) entre le 1er janvier et le 31 mars, mais la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus au cours de ces trois mois (à savoir, 261 642 euros) provenaient de son emploi dans un hôpital à Maastricht (Pays-Bas). Il habitait dans son logement personnel, pour lequel il payait une rente hypothécaire.

12.      Le 1er avril 2005, M. Kieback est parti aux États-Unis, où il a commencé à travailler au Baylor College of Medicine. Il a reçu, au titre de cet emploi, un revenu de 375 793 euros pour les neuf mois restants de l’année 2005. Il a vendu sa maison d’Aix-la-Chapelle (et donc, probablement, liquidé l’hypothèque) le 20 juin 2005.

13.      Bien que M. Kieback ait opté, les années fiscales antérieures, pour le régime applicable aux contribuables résidents aux Pays-Bas, sur le fondement de l’article 2, paragraphe 5, point 1, de la WIB 2001, il a choisi, pour l’année fiscale 2005, d’être soumis au régime applicable aux non-résidents. Les autorités fiscales néerlandaises n’ont donc imposé M. Kieback que sur le revenu qu’il avait reçu dans cet État membre. Elles ont aussi refusé de l’autoriser à déduire de la base imposable la rente hypothécaire afférente à son logement en Allemagne imputable à la période comprise entre le 1er janvier et le 31 mars 2005 (7).

14.      M. Kieback a contesté avec succès cette décision devant le Rechtbank Breda (tribunal de Breda). Le Gerechtshof te ’s-Hertogenbosch (cour d’appel de Bois-le-Duc) a confirmé ce jugement en appel.

15.      Dans son pourvoi sur un point de droit devant la juridiction de renvoi, le Staatsecretaris van Financiën (secrétaire d’État aux Finances) soutient que l’État d’emploi n’est tenu d’accorder à un contribuable non-résident les mêmes avantages fiscaux relatifs à sa situation personnelle et familiale que ceux qui sont accordés aux contribuables résidents – y compris la déduction d’une rente hypothécaire afférente à un logement personnel – que si cette personne reçoit la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus durant l’ensemble de l’année fiscale dans cet État. Il est clair que ce n’est pas le cas dans la procédure au principal.

16.      C’est dans ce contexte que la juridiction de renvoi a posé les questions suivantes, à titre préjudiciel:

«1)      Convient-il d’interpréter l’article 39 CE en ce sens que l’État membre dans lequel un contribuable exerce une activité salariée doit tenir compte, aux fins de l’imposition des revenus, de la situation personnelle et familiale de l’intéressé dans un cas dans lequel i) ledit contribuable n’a travaillé dans cet État membre qu’une partie de l’année fiscale alors qu’il résidait dans un autre État membre, ii) il a perçu la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus dans cet État d’emploi durant cette période, iii) il est parti résider et travailler dans un autre pays au cours de l’année de référence, et iv) il n’a pas perçu la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus dans l’État d’emploi durant l’ensemble de l’année fiscale?

2)      La réponse à la première question est-elle différente si l’État dans lequel le travailleur est parti résider au cours de l’année fiscale n’est pas un État membre de l’Union européenne?»

17.      M. Kieback, les gouvernements allemand, néerlandais, portugais et suédois, ainsi que la Commission, ont présenté des observations écrites. Bien que M. Kieback ait sollicité une audience, la Cour a considéré qu’elle avait suffisamment d’informations pour statuer, en se fondant sur les observations présentées au cours de la phase écrite de la procédure, et elle a donc décidé, en vertu de l’article 76, paragraphe 2, de son règlement de procédure, de ne pas tenir d’audience.

 Analyse

 Observations préliminaires

18.      Aux termes d’une jurisprudence constante, tout ressortissant communautaire, indépendamment de son lieu de résidence et de sa nationalité, qui exerce une activité professionnelle dans un État membre autre que celui de sa résidence, relève du champ d’application de l’article 39 du traité CE (8). Il est clair que c’était le cas de M. Kieback, puisqu’il résidait en Allemagne et était employé aux Pays-Bas au cours des trois premiers mois de l’année 2005.

19.      L’examen du présent renvoi impose de déterminer d’emblée dans quelle mesure M. Kieback a (ou n’a pas) été traité différemment d’autres catégories de contribuables aux Pays-Bas en ce qui concerne la prise en considération de sa situation personnelle et familiale.

20.      Il ressort du dossier soumis à la Cour que, selon la législation néerlandaise en vigueur à l’époque des faits de l’affaire au principal, seuls les contribuables qui résidaient aux Pays-Bas pendant une partie de l’année fiscale avaient le droit d’être soumis successivement aux régimes applicables dans cet État membre aux contribuables résidents et non-résidents au cours d’une même année fiscale (9). Cette possibilité – que j’ai décrite ci-dessus comme l’option 3 – constituait clairement un avantage fiscal. Elle permettait à un contribuable d’être traité comme un résident fiscal aux Pays-Bas (et, partant, de déduire la rente hypothécaire afférente à un logement personnel) pendant une partie de l’année et d’être imposé seulement sur son revenu reçu aux Pays-Bas pendant le reste de l’année. En 2005, un contribuable non-résident comme M. Kieback ne pouvait pas bénéficier de cet avantage, même en ayant perçu la totalité ou la quasi-totalité de son revenu aux Pays-Bas pendant une partie de cette année fiscale (10).

21.      Le problème principal de discrimination soulevé par le présent renvoi porte donc sur la différence de traitement entre une personne se trouvant dans la situation de M. Kieback, d’une part, et un contribuable qui a résidé et travaillé aux Pays-Bas pendant la première partie de l’année fiscale et qui ensuite, comme M. Kieback, s’est rendu dans un autre État pour y prendre un nouvel emploi pour le reste de l’année fiscale, d’autre part.

22.      La décision de renvoi et plusieurs mémoires d’observations évoquent aussi la question de savoir si la situation de M. Kieback et celle d’une personne qui a résidé aux Pays-Bas pendant toute l’année 2005 étaient comparables. Cette question se pose parce que, à la différence de M. Kieback, ce contribuable résident était autorisé à déduire la rente hypothécaire afférente à un logement personnel pour toute l’année fiscale. Lorsque l’on compare la situation de ces contribuables à la lumière de l’arrêt Schumacker (11), est-ce l’année fiscale dans son ensemble qui devrait servir de point de référence, ou plutôt seule la partie de cette année fiscale au cours de laquelle le contribuable non-résident a perçu la totalité ou la quasi-totalité de son revenu aux Pays-Bas?

23.      Enfin, j’observe que M. Kieback, en tant que contribuable non-résident aux Pays-Bas, aurait pu opter pour le régime applicable aux résidents pendant la totalité de l’année 2005 (option 1). Il eût alors été autorisé à déduire la rente hypothécaire afférente à son logement (12), mais il eût aussi été imposable aux Pays-Bas sur son revenu mondial (13). Ainsi que l’a expliqué la Cour dans l’affaire Gielen, toutefois, le simple fait que le droit d’un État membre permette à un contribuable non-résident de choisir d’être assimilé à un contribuable résident est dépourvu d’effet neutralisant quant aux effets discriminatoires d’une règle fiscale appliquée spécifiquement aux contribuables non-résidents qui ne font pas ce choix (14). Le fait que M. Kieback avait ce droit d’option, mais qu’il a choisi d’être soumis au régime applicable aux contribuables non-résidents en 2005, ne rend donc pas sans objet la question de savoir si le refus de lui accorder la déduction en cause comportait une discrimination au sens de l’article 39, paragraphe 2, CE.

 L’article 39 CE s’oppose-t-il à une législation telle que celle en cause dans la procédure au principal (première question)?

24.      Il est de jurisprudence constante que les États membres doivent exercer leur compétence en matière d’impôts directs dans le respect du droit communautaire et, par conséquent, s’abstenir non seulement de toute discrimination ostensible fondée sur la nationalité, mais encore de toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat (15).

25.      Une réglementation nationale qui prévoit une distinction fondée sur le critère de la résidence en ce sens qu’elle refuse aux non-résidents certains avantages en matière d’imposition accordés, en revanche, aux résidents sur le territoire national risque de jouer principalement au détriment des ressortissants d’autres États membres, les non-résidents étant le plus souvent des non-nationaux (16). Dans ces conditions, des avantages fiscaux réservés aux seuls résidents d’un État membre sont susceptibles de constituer une discrimination indirecte sur la base de la nationalité et, donc, d’être frappés par l’interdiction énoncée à l’article 39, paragraphe 2, CE (17).

26.      Une telle discrimination ne saurait pourtant se produire que par l’application de règles différentes à des situations comparables ou de l’application de la même règle à des situations différentes. Le fait de répondre à la première question impose donc de rechercher si M. Kieback était dans une situation comparable à celle soit d’un contribuable qui a résidé et travaillé aux Pays-Bas pendant les trois premiers mois de l’année 2005 et qui, comme M. Kieback, s’est ensuite rendu dans un autre État pour y prendre un nouvel emploi, soit d’un contribuable qui a résidé (et travaillé) aux Pays-Bas pendant toute l’année 2005 (18).

27.      La Cour a toujours considéré, en matière d’impôts directs, que les résidents et les non-résidents n’étaient pas, en principe, comparables, étant donné que i) le revenu reçu par un non-résident dans son État d’emploi ne constitue, dans la plupart des cas, qu’une partie de son revenu total et que ii) la capacité contributive d’un non-résident, déterminée par son revenu global et sa situation personnelle et familiale, est plus facile à apprécier au lieu où sont situés ses intérêts personnels et financiers qui, en règle générale, est le lieu où il réside habituellement (19). Cette constatation est étayée par le droit fiscal international, en particulier le modèle de convention fiscale de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) concernant le revenu et la fortune, qui reconnaît que, en principe, c’est à l’État de résidence qu’il revient d’imposer les contribuables de manière globale, en tenant compte de leur situation personnelle et familiale (20).

28.      Dans la mesure où la situation d’un non-résident n’est pas comparable à celle d’un résident aux fins de l’imposition sur le revenu, il est sans importance que le non-résident soit taxé plus lourdement dans l’État membre où il ne réside pas que s’il y avait résidé, étant donné que cet État n’est pas tenu de prendre en considération sa situation personnelle et familiale (21). Le fait qu’un État membre refuse à un non-résident certains avantages fiscaux qu’il accorde à un résident n’est pas, en règle générale, discriminatoire (22).

29.      La situation est différente, toutefois, si le contribuable non-résident ne reçoit aucun revenu significatif dans son État de résidence et perçoit la majeure partie de son revenu imposable d’une activité exercée dans l’État d’emploi, ce qui a pour conséquence que l’État de résidence n’est pas en mesure de lui accorder les avantages qui résulteraient de la prise en considération de sa situation personnelle et familiale. Étant donné l’absence de différence objective dans l’État d’emploi entre le cas d’un tel contribuable non-résident et celui d’un contribuable résident ayant un emploi comparable, les deux catégories de contribuables devraient être traitées de la même manière en ce qui concerne la prise en considération de leur situation personnelle et familiale (23). Dans l’affaire Renneberg, la Cour a spécifiquement appliqué ce raisonnement à la déduction aux Pays-Bas des intérêts d’une dette contractée pour financer un logement personnel, confirmant ainsi qu’une telle dette devait être considérée comme faisant partie de la situation personnelle et familiale pertinente aux fins d’apprécier la capacité contributive globale d’un contribuable (24).

30.      La discrimination en matière d’imposition sur le revenu entre contribuables résidents et non-résidents ne se limite pas, néanmoins, aux cas dans lesquels un contribuable non-résident ne reçoit aucun revenu significatif dans son État de résidence et perçoit la totalité ou la quasi-totalité de son revenu imposable d’une activité exercée dans son (ses) État(s) d’emploi (25). De manière plus générale, le fait de refuser aux non-résidents un avantage fiscal qui est accordé aux résidents constitue une discrimination déguisée sur la base de la nationalité lorsqu’il n’existe pas de différence objective entre ces catégories de contribuables qui justifie la différence de traitement (26). Je partage ici le point de vue de l’avocat général Léger selon lequel «le statut fiscal du non-résident doit pouvoir être assimilé à celui du résident lorsqu’il perçoit ses revenus exactement dans les mêmes conditions que ce dernier» (27).

31.      Ainsi que la Commission l’observe à juste titre, M. Kieback était objectivement dans une situation comparable à celle d’un contribuable résident dont la totalité ou la quasi-totalité des revenus étaient concentrés aux Pays-Bas pendant les trois premiers mois de l’année 2005, et qui a ensuite déménagé dans un autre pays pour y prendre un nouvel emploi. M. Kieback a en effet perçu ses revenus aux Pays-Bas en 2005 exactement dans les mêmes conditions qu’un tel contribuable résident.

32.      Il s’ensuit que, en principe, l’article 39 CE et, plus particulièrement, la règle de non-discrimination figurant au second paragraphe de cette disposition interdisait au Royaume des Pays-Bas de refuser à M. Kieback le droit d’option qu’il accordait aux contribuables qui résidaient dans cet État membre et y avaient travaillé pendant les trois premiers mois de l’année 2005 avant de s’installer ailleurs, à savoir le droit de choisir d’être soumis successivement aux régimes applicables aux contribuables résidents et non-résidents au cours d’une même année fiscale (option 3). Ce refus a restreint la liberté de circulation de M. Kieback, puisqu’il était de nature à le dissuader de résider dans un État membre autre que les Pays-Bas pendant la période au cours de laquelle il a perçu la totalité ou la quasi-totalité de son revenu dans ce dernier État membre (28).

33.      Il s’avère donc nécessaire de rechercher si cette différence de traitement peut être justifiée. Aux termes de la jurisprudence de la Cour, une mesure qui restreint l’une des libertés fondamentales garanties par les traités ne pourrait être acceptée que si elle poursuivait un objectif légitime compatible avec les traités et était justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général. Il faut que cette mesure soit propre à garantir d’atteindre le but recherché et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire à cette fin (29).

34.      Le gouvernement néerlandais fait valoir, en substance, que le fait d’autoriser un contribuable se trouvant dans la situation de M. Kieback à déduire de sa base imposable la rente hypothécaire afférente à un logement situé dans un autre État membre et imputable à la partie de l’année fiscale au cours de laquelle il avait perçu la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus aux Pays-Bas entraînerait d’importantes difficultés pratiques. De nombreuses informations seraient nécessaires pour déterminer si, et dans quelle mesure, l’État membre d’emploi devait prendre en considération la situation personnelle et familiale du contribuable. Normalement, les autorités fiscales de cet État membre ne disposent pas de ces informations.

35.      À mon avis, cet argument ne saurait valablement justifier la différence de traitement qui a été identifiée précédemment.

36.      Premièrement, un État membre peut invoquer la directive 77/799/CEE du Conseil, du 19 décembre 1977, concernant l’assistance mutuelle des autorités compétentes des États membres dans le domaine des impôts directs (30) afin d’obtenir, de la part des autorités compétentes d’un autre État membre, toutes les informations susceptibles de lui permettre l’établissement correct des impôts sur les revenus ou toutes les informations qu’il juge nécessaires pour apprécier le montant exact de l’impôt sur les revenus dû par un redevable en fonction de la législation qu’il applique (31). Deuxièmement, le contribuable peut être lui-même en mesure de fournir les pièces justificatives pertinentes permettant aux autorités fiscales de l’État membre d’imposition de vérifier, de façon claire et précise, s’il remplit les conditions pour bénéficier de l’avantage fiscal en question (32).

37.      Je ne trouve pas plus convaincante la thèse du gouvernement allemand concernant le principe de territorialité en matière fiscale et de répartition du pouvoir d’imposition.

38.      En ce qui concerne, d’abord, l’allégation selon laquelle aucun État membre ne devrait être tenu d’accorder des déductions en rapport avec une activité qui n’est pas exercée sur son territoire, il suffit d’observer que le fait d’autoriser M. Kieback à dépendre successivement des régimes applicables aux contribuables résidents et non-résidents aux Pays-Bas n’aurait pas cette conséquence. Le seul résultat serait de permettre à M. Kieback d’opérer les déductions habituelles sur son revenu imposable aux Pays-Bas pendant les trois premiers mois de l’année 2005, y inclus donc la déduction de la rente hypothécaire afférente à son logement en Allemagne durant cette période. La déduction concernerait dès lors exclusivement des revenus taxables aux Pays-Bas.

39.      Je ne partage pas non plus l’avis du gouvernement allemand selon lequel la différence de traitement qui a été établie précédemment est nécessaire pour éviter que la situation personnelle et familiale ne soit prise en considération dans plus d’un État. À supposer même qu’un tel risque fût identifié, il existerait certainement également pour des personnes qui ont résidé et travaillé aux Pays-Bas du 1er janvier au 31 mars 2005 et se sont ensuite installées dans un autre État où elles ont débuté un nouvel emploi. Pourtant, de telles personnes peuvent exercer l’option 3.

40.      Je considère donc que la différence de traitement qui a été identifiée précédemment est discriminatoire au sens de l’article 39, paragraphe 2, CE.

41.      Inversement, il est clair que la situation de M. Kieback et celle d’une personne qui a résidé (et travaillé) aux Pays-Bas tout au long de l’année 2005 ne sont pas comparables. Bien que M. Kieback ait perçu la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus dans cet État membre entre le 1er janvier et le 31 mars 2005, il a reçu la majeure partie de son revenu imposable au cours de cette année aux États-Unis, où il a résidé à partir du 1er avril 2005. Il existait donc une base imposable suffisante dans ce dernier État pour y permettre la prise en considération de sa situation personnelle et familiale. À la lumière de la jurisprudence que j’ai exposée ci-dessus (33), le Royaume des Pays-Bas n’était donc pas tenu sur cette base d’accorder à M. Kieback les mêmes avantages fiscaux liés à sa situation personnelle et familiale que ceux accordés à un contribuable qui avait résidé dans cet État membre tout au long de l’année 2005 (34).

42.      M. Kieback fait valoir dans ce contexte que la rente hypothécaire afférente à son logement personnel encourue entre le 1er janvier et le 31 mars 2005 ne pouvait donner lieu à déduction ni en Allemagne (où il n’y avait pas de base imposable suffisante) ni aux États-Unis (parce qu’il n’y avait pas résidé au cours de ces trois mois). À supposer que cela soit exact, ces conséquences seraient le simple résultat de l’exercice parallèle par divers États de leur pouvoir d’imposition. Elles ne peuvent donc avoir aucune incidence sur le raisonnement exposé au point précédent (35). Pour la même raison, le résultat ne serait pas différent si les États-Unis n’autorisaient aucune déduction de la rente hypothécaire afférente à un logement personnel, ou si cette déduction y donnait lieu à un avantage fiscal moindre qu’aux Pays-Bas.

 Dans la réponse à la première question, le fait que le contribuable non-résident se rende dans un État non membre et y prenne un emploi plutôt que dans un État membre est-il pertinent (seconde question)?

43.      Je suis d’accord avec toutes les parties qui ont présenté des observations que la réponse à la seconde question est négative.

44.      Les principes de libre circulation de l’Union s’appliquent aux circonstances de l’affaire au principal, du fait que, du 1er janvier au 31 mars 2005, M. Kieback a résidé dans un État membre et était employé dans un autre État membre (36). Dans ces conditions, l’article 39 CE interdisait au Royaume des Pays-Bas d’appliquer à M. Kieback des règles qui comportaient une discrimination en raison de la nationalité lorsqu’il appréciait son assujettissement à l’impôt sur le revenu. Le fait que, pendant cette année, M. Kieback se soit installé dans un État tiers plutôt que dans un État membre n’a aucune incidence sur cette interdiction.

 Conclusion

45.      Eu égard aux observations qui précèdent, je propose donc à la Cour de répondre aux questions posées par le Hoge Raad der Nederlanden:

1)      L’article 39 CE (devenu article 45 TFUE) s’oppose à une législation nationale telle que celle en cause dans la procédure au principal, en application de laquelle un contribuable non-résident qui perçoit la totalité ou la quasi-totalité de ses revenus dans un État membre pendant les trois premiers mois de l’année fiscale, puis s’installe dans un autre État, où il prend un nouvel emploi, ne peut choisir d’être soumis successivement aux régimes applicables aux contribuables résidents et non-résidents au cours de l’année fiscale en question et, partant, déduire la rente hypothécaire afférente à un logement personnel qui sont imputables à ces trois premiers mois, si cette possibilité est offerte à un contribuable qui réside et travaille dans cet État membre pendant les trois premiers mois de l’année fiscale, puis s’installe dans un autre État pour y prendre un nouvel emploi pendant le reste de l’année fiscale.

2)      La circonstance selon laquelle le travailleur est parti résider et travailler dans un État tiers plutôt que dans un État membre au cours de l’année fiscale n’a aucune incidence sur la réponse à la première question.


1 –      Langue originale: l’anglais.


2 –      Je me réfère à l’article 39 CE dans les développements qui suivent, étant donné que c’est la disposition qui était applicable à l’époque des faits de la procédure au principal.


3 –      Arrêt Schumacker (C-279/93, EU:C:1995:31, points 31 à 37).


4 –      Voir, entre autres, arrêts Gschwind (C-391/97, EU:C:1999:409, point 22) et Commission/Estonie (C-39/10, EU:C:2012:282, point 49).


5 –      La décision de renvoi n’a pas fourni d’informations détaillées sur les dispositions de droit néerlandais pertinentes dans la procédure au principal. La présente section, qui reflète le droit national en vigueur à l’époque pertinente, est donc largement basée sur les informations fournies par la Commission européenne dans ses observations écrites.


6 –      L’on ne sait pas exactement, sur la base du dossier soumis à la Cour, si cette personne serait autorisée à opter pour le statut de non-résident pour la totalité de l’année fiscale.


7 –      Aux termes de la décision de renvoi, si elle avait été prise en considération aux Pays-Bas, cette déduction se serait élevée à 10 779 euros (c’est-à-dire l’avantage tiré par M. Kieback du fait qu’il occupait son propre logement, moins la rente hypothécaire qu’il payait à ce titre).


8 –      Voir, entre autres, arrêt Ritter-Coulais (C-152/03, EU:C:2006:123, point 31).


9 –      Voir points 8 et 10 des présentes conclusions.


10 –      M. Kieback fait valoir que, depuis le 1er janvier 2015, l’option 3 est ouverte aux contribuables non-résidents qui remplissent certaines conditions.


11 –      C-279/93, EU:C:1995:31.


12 –      Jusqu’à la date (le 20 juin 2005) où il a vendu sa maison en Allemagne (et, vraisemblablement, liquidé l’hypothèque): voir point 12 des présentes conclusions.


13 –      Ce qui comprenait le revenu reçu aux États-Unis, sous réserve de la convention conclue entre les États-Unis et les Pays-Bas, signée le 18 décembre 1992, en vue de prévenir la double imposition et la fraude fiscale en matière d’imposition sur le revenu.


14 –      C-440/08, EU:C:2010:148, point 54.


15 –      Voir, entre autres, arrêts Schumacker (C-279/93, EU:C:1995:31, points 21 et 26) ainsi que Meindl (C-329/05, EU:C:2007:57, point 21 et jurisprudence citée).


16 –      Arrêt Schumacker (C-279/93, EU:C:1995:31, point 28).


17 –      Ibidem (point 29).


18 –      Voir points 19 à 22 des présentes conclusions.


19 –      Voir, entre autres, arrêts Schumacker (C-279/93, EU:C:1995:31, point 32) et Meindl (C-329/05, EU:C:2007:57, point 23).


20 –      Comité des affaires fiscales de l’OCDE, 1977. La version la plus récente date du 22 juillet 2010 et peut être consultée sur le site Internet de l’organisation: www.oecd.org. Voir plus particulièrement, en ce qui concerne les impôts sur le revenu du travail, article 15 du modèle de convention fiscale de l’OCDE. Voir arrêts Schumacker (C-279/93, EU:C:1995:31, point 32) et Gschwind (C-391/97, EU:C:1999:409, point 24).


21 –      Arrêt D. (C-376/03, EU:C:2005:424, point 41).


22 –      Arrêts Schumacker (C-279/93, EU:C:1995:31, points 31 et 34); Gschwind (C-391/97, EU:C:1999:409, point 22) et Commission/Estonie (C-39/10, EU:C:2012:282, point 49).


23 – Voir, entre autres, arrêts Schumacker (C-279/93, EU:C:1995:31, points 36 et 37) ainsi que Lakebrink et Peters-Lakebrink (C-182/06, EU:C:2007:452, point 30).


24 – C-527/06, EU:C:2008:566, points 65 à 68 et 71.


25 – Voir, à cet égard, arrêt Renneberg (C-527/06, EU:C:2008:566, point 61), dans lequel la Cour a expliqué que la discrimination était susceptible de naître «particulièrement» (donc, pas exclusivement) dans de telles situations.


26 – Voir, entre autres, arrêts Asscher (C-107/94, EU:C:1996:251, points 45 à 49); Talotta (C-383/05, EU:C:2007:181, point 19 et jurisprudence citée) ainsi que Gielen (C-440/08, EU:C:2010:148, point 44). Dans l’affaire Asscher, qui concernait la liberté d’établissement (article 49 TFUE), la Cour a dit pour droit que les contribuables résidents et non-résidents aux Pays-Bas se trouvaient dans des situations comparables en ce qui concernait la règle de progressivité des taux d’imposition et que, partant, l’application d’un taux d’imposition plus élevé aux revenus des résidents qui recevaient moins de 90 % de leur revenu mondial aux Pays-Bas (et qui, ainsi, n’étaient pas couverts en principe par l’exception identifiée dans l’affaire Schumacker) constituait une discrimination indirecte fondée sur la nationalité.


27 – Conclusions de l’avocat général Léger qu’il a présentées dans l’affaire Schumacker (C-279/93, EU:C:1994:391, point 83).


28 – Certes, dans le cas d’espèce, M. Kieback s’est rendu non pas dans un autre État membre, mais dans un pays tiers (les États-Unis). Je considérerai cet aspect plus tard (voir points 43 et 44 ci-après).


29 – Voir, entre autres, arrêts Turpeinen (C-520/04, EU:C:2006:703, point 32); Renneberg (C-527/06, EU:C:2008:566, point 81) ainsi que Imfeld et Garcet (C-303/12, EU:C:2013:822, point 64).


30 – JO 1977, L 336, p. 15.


31 – Voir arrêts Wielockx (C-80/94, EU:C:1995:271, point 26) et Renneberg (C-527/06, EU:C:2008:566, point 78 ainsi que jurisprudence citée).


32 – Voir, le plus récemment, arrêt Petersen (C-544/11, EU:C:2013:124, point 52 ainsi que jurisprudence citée).


33 – Voir points 27 à 29 des présentes conclusions.


34 – Sans préjudice, bien sûr, de la conclusion que j’ai tirée au point 40 des présentes conclusions.


35 – Voir, à cet égard, arrêt D. (C-376/03, EU:C:2005:424, point 41).


36 – Voir point 18 des présentes conclusions.