ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
27 février 2020 (*)
« Renvoi préjudiciel – Article 49 TFUE – Liberté d’établissement – Législation fiscale – Impôt sur les sociétés – Transfert du siège de direction effective d’une société dans un État membre autre que celui de sa constitution – Transfert de résidence fiscale vers cet autre État membre – Réglementation nationale ne permettant pas de faire valoir la perte fiscale subie dans l’État membre de constitution antérieurement au transfert du siège »
Dans l’affaire C-405/18,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême, République tchèque), par décision du 31 mai 2018, parvenue à la Cour le 19 juin 2018, dans la procédure
AURES Holdings a.s.
contre
Odvolací finanční ředitelství,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. M. Vilaras, président de chambre, MM. S. Rodin, D. Šváby, Mme K. Jürimäe (rapporteure) et M. N. Piçarra, juges,
avocat général : Mme J. Kokott,
greffier : Mme C. Strömholm, administratrice,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 12 juin 2019,
considérant les observations présentées :
– pour AURES Holdings a.s., par Me M. Olík, advokát,
– pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek, J. Vláčil et O. Serdula, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement allemand, initialement par MM. J. Möller, R. Kanitz et T. Henze, puis par MM. J. Möller et R. Kanitz, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement espagnol, par M. S. Jiménez García, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement français, par Mmes E. de Moustier et C. Mosser, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. P. Gentili, avvocato dello Stato,
– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes M. K. Bulterman, M. H. S. Gijzen et M. L. Noort, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement suédois, par Mmes C. Meyer-Seitz, A. Falk, H. Shev, J. Lundberg et H. Eklinder, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement du Royaume-Uni, initialement par Mme R. Fadoju et M. F. Shibli, puis par ce dernier, en qualité d’agents, assistés de MM. B. McGurk et D. Yates ainsi que de Mme L. Ruxandu, barristers,
– pour la Commission européenne, par Mmes M. Salyková et N. Gossement ainsi que par MM. H. Støvlbæk et L. Malferrari, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 17 octobre 2019,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 49, 52 et 54 TFUE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant AURES Holdings a.s. à l’Odvolací finanční ředitelství (direction d’appel des finances, République tchèque, ci-après la « direction d’appel ») au sujet du refus par celle-ci de permettre à cette société de déduire une perte fiscale qu’elle a subie dans un État membre autre que la République tchèque.
Le cadre juridique
3 L’article 34 du zákon č. 586/1992 Sb., o daních z příjmů (loi n° 586/1992 sur l’impôt sur le revenu), dans sa version applicable aux faits au principal (ci-après la « loi relative à l’impôt sur le revenu »), intitulé « Éléments déductibles de l’assiette imposable », prévoit, à son paragraphe 1 :
« La perte fiscale qui a été subie et établie au titre de l’exercice d’imposition précédent ou d’une partie de celui-ci peut être déduite de l’assiette imposable, et ce au maximum au cours des cinq exercices d’imposition immédiatement consécutifs à la période pour laquelle la perte a été établie. [...] »
4 Aux termes de l’article 38n, paragraphes 1 et 2, de cette loi, intitulé « Pertes fiscales » :
« (1) Si les dépenses (coûts) ajustées conformément à l’article 23 sont supérieures aux revenus ajustés conformément au même article, la différence constatée correspond à une perte fiscale.
(2) Le traitement de la perte fiscale est similaire à celui de l’impôt. Toutefois, la perte fiscale subie et établie dans le chef d’une société assujettie dissoute sans liquidation n’est pas transférée à son successeur légal, sauf exceptions énoncées à l’article 23a, paragraphe 5, sous b), et à l’article 23c, paragraphe 8, sous b). La perte fiscale est établie par l’administration fiscale. La réduction d’une perte fiscale obéit mutatis mutandis à la même procédure que la majoration d’impôt. L’augmentation d’une perte fiscale obéit mutatis mutandis à la même procédure que le dégrèvement fiscal. Le montant de la perte fiscale est arrondi à l’unité supérieure. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
5 AURES Holdings, antérieurement AAA Auto International a.s., a succédé à AAA Auto Group NV (ci-après, ensemble, « Aures »), une société constituée en vertu du droit néerlandais, dont le siège statutaire et le siège de direction effective se trouvaient aux Pays-Bas, ce qui en faisait une résidente fiscale néerlandaise.
6 Au titre de l’exercice 2007, Aures a subi, aux Pays-Bas, une perte d’un montant de 2 792 187 euros, qui a été déterminée par l’administration fiscale néerlandaise en application de la législation fiscale de cet État membre.
7 Le 1er janvier 2008, Aures a créé, en République tchèque, une succursale, qui constitue, selon le droit tchèque, un établissement stable de cette société dépourvu de personnalité juridique propre et dont l’activité est imposable dans cet État membre.
8 Le 1er janvier 2009, Aures a transféré son siège de direction effective des Pays-Bas vers la République tchèque et, plus spécifiquement, à l’adresse de ladite succursale. En raison de ce transfert, Aures a également transféré sa résidence fiscale des Pays-Bas vers la République tchèque, avec effet à cette même date. Désormais, elle exerce toutes ses activités par l’intermédiaire de cette même succursale.
9 En revanche, Aures a conservé son siège statutaire et son inscription au registre du commerce à Amsterdam (Pays-Bas). Ainsi, elle continue d’être régie, pour ce qui est de ses relations internes, par le droit néerlandais.
10 Compte tenu de ce transfert de siège de direction effective et, ce faisant, de résidence fiscale, Aures a demandé à l’administration fiscale tchèque de pouvoir déduire de l’assiette de l’impôt sur les sociétés dont elle était redevable au titre de l’exercice 2012 la perte qu’elle avait subie aux Pays-Bas au titre de l’exercice 2007.
11 Au terme d’une procédure d’éclaircissement et de régulation, ouverte le 19 mars 2014, l’administration fiscale tchèque a considéré que cette perte ne pouvait pas être invoquée en tant qu’élément déductible de l’assiette imposable au titre de l’article 38n de la loi relative à l’impôt sur le revenu. Selon cette administration, Aures est, en tant que résidente fiscale tchèque, imposable au titre de ses revenus mondiaux conformément à la législation fiscale tchèque. Cependant, elle ne pourrait déduire de l’assiette imposable qu’une perte provenant d’une activité économique en République tchèque et qui aurait été déterminée conformément aux dispositions de la loi relative à l’impôt sur le revenu, dès lors que cette loi ne régirait pas la déduction d’une perte fiscale en cas de changement de résidence fiscale et ne permettrait pas le transfert d’une telle perte depuis un État membre autre que la République tchèque.
12 Partant, l’administration fiscale tchèque a, dans un avis d’imposition du 11 septembre 2014, établi l’impôt sur les sociétés dû par Aures au titre de l’exercice 2012 sans avoir déduit la perte subie au titre de l’exercice 2007 de l’assiette de cet impôt.
13 Aures a formé une réclamation contre cet avis d’imposition, qui a été rejetée par la direction d’appel, puis un recours devant le Městský soud v Praze (cour municipale de Prague, République tchèque), qui a également été rejeté.
14 L’administration fiscale tchèque, la direction d’appel et le Městský soud v Praze (cour municipale de Prague) ont, d’une part, relevé que ni la loi relative à l’impôt sur le revenu ni la convention conclue, le 22 novembre 1974, entre la République socialiste tchécoslovaque et le Royaume des Pays-Bas tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l’évasion fiscale en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune, dans sa version en vigueur au 31 mai 2013, ne permettaient le transfert transfrontalier d’une perte fiscale à l’occasion d’un transfert du siège de direction effective d’une société, sauf hypothèses spécifiques qui ne sont pas pertinentes en l’espèce. Les dispositions générales figurant aux articles 34 et 38n de cette loi ne permettraient pas de déduire une perte qui n’a pas été déterminée conformément à la réglementation tchèque.
15 D’autre part, ces autorités et cette juridiction ont estimé que, contrairement aux arguments d’Aures, l’impossibilité de déduire la perte en cause n’était pas contraire à la liberté d’établissement. Selon elles, les arrêts du 13 décembre 2005, Marks & Spencer (C-446/03, EU:C:2005:763), du 29 novembre 2011, National Grid Indus (C-371/10, EU:C:2011:785), ainsi que du 21 février 2013, A (C-123/11, EU:C:2013:84), invoqués par Aures, concernaient des situations objectivement différentes de celle en cause au principal. Se référant à l’arrêt du 15 mai 2008, Lidl Belgium (C-414/06, EU:C:2008:278), la direction d’appel a considéré que, dans l’affaire au principal, il existait un réel risque de double prise en compte de la perte fiscale subie au titre de l’exercice 2007.
16 Aures s’est pourvue en cassation contre la décision du Městský soud v Praze (cour municipale de Prague) devant le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême, République tchèque).
17 Devant cette juridiction, Aures fait valoir que le transfert transfrontalier de son siège de direction effective relève de l’exercice de la liberté d’établissement et que l’impossibilité, pour elle, de déduire en République tchèque la perte subie au titre de l’exercice 2007, perte qu’elle ne peut plus faire valoir aux Pays-Bas, constitue une restriction injustifiée à cette liberté.
18 Ladite juridiction souligne que la loi relative à l’impôt sur le revenu ne permet pas à une société qui, à l’instar d’Aures, a transféré, en République tchèque, son siège de direction effective depuis un autre État membre, de faire valoir une perte fiscale subie dans ce dernier État. Un transfert de perte fiscale ne serait possible que dans le cadre des opérations transfrontalières spécifiquement visées par cette loi, lesquelles ne sont pas pertinentes dans l’affaire au principal.
19 Pour trancher le litige au principal, la juridiction de renvoi estime qu’il est, dès lors, nécessaire d’aborder les arguments portant sur la liberté d’établissement.
20 À cet égard, d’une part, il conviendrait de déterminer si cette liberté est applicable à une hypothèse de transfert transfrontalier du siège de direction effective d’une société.
21 D’autre part, il y aurait lieu d’examiner si une réglementation nationale, qui ne permet pas à une société de faire valoir, dans l’État membre d’accueil, une perte subie dans l’État membre d’origine antérieurement au transfert de son siège de direction effective vers l’État membre d’accueil, est compatible avec ladite liberté. Tout en relevant que le domaine des impôts directs ne fait, en principe, pas l’objet d’une harmonisation et que les États membres sont souverains en la matière, la juridiction de renvoi se demande si cette même liberté signifie que le transfert de résidence fiscale d’un État membre vers un autre État membre doit toujours être neutre sur le plan fiscal.
22 C’est dans ces circonstances que le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Peut-on d’emblée faire relever le seul transfert du siège de direction d’une société d’un État membre vers un autre État membre de la notion de liberté d’établissement visée à l’article 49 [TFUE] ?
2) En cas de réponse affirmative à la première question, les articles 49, 52 et 54 [TFUE] s’opposent-ils à une réglementation nationale qui ne permet pas à une entité d’un autre État membre, en cas de transfert du lieu où elle exerce son activité économique ou de son siège de direction en République tchèque, de faire valoir une perte fiscale subie dans cet autre État membre ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
23 Par sa première question, la juridiction de renvoi cherche, en substance, à savoir si l’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’une société constituée selon le droit d’un État membre, qui transfère son siège de direction effective dans un autre État membre sans que ce transfert affecte sa qualité de société constituée selon le droit du premier État membre, peut se prévaloir de cet article aux fins de contester le refus, dans l’autre État membre, du report des pertes antérieures audit transfert.
24 À cet égard, il convient de relever que l’article 49 TFUE, lu en combinaison avec l’article 54 TFUE, accorde le bénéfice de la liberté d’établissement aux sociétés constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union européenne.
25 En particulier, la Cour a déjà jugé qu’une société constituée selon le droit d’un État membre, qui transfère son siège de direction effective dans un autre État membre, sans que ce transfert de siège affecte sa qualité de société du premier État membre, peut se prévaloir de l’article 49 TFUE aux fins, notamment, de mettre en cause les conséquences fiscales attachées à ce transfert dans l’État membre d’origine (voir, en ce sens, arrêt du 29 novembre 2011, National Grid Indus, C-371/10, EU:C:2011:785, point 33).
26 De la même manière, une telle société peut, dans de telles circonstances, se prévaloir de l’article 49 TFUE aux fins de mettre en cause le traitement fiscal qui lui est réservé par l’État membre vers lequel elle transfère son siège de direction effective. Le transfert transfrontalier de ce siège relève, partant, du champ d’application de cet article.
27 Toute autre interprétation se heurterait, en effet, au libellé même des dispositions du droit de l’Union relatives à la liberté d’établissement, lesquelles visent, notamment, à assurer le bénéfice du traitement national dans l’État membre d’accueil (voir, en ce sens, arrêts du 11 mars 2004, de Lasteyrie du Saillant, C-9/02, EU:C:2004:138, point 42, ainsi que du 12 juin 2018, Bevola et Jens W. Trock, C-650/16, EU:C:2018:424, point 16).
28 Au regard des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’une société constituée selon le droit d’un État membre, qui transfère son siège de direction effective dans un autre État membre sans que ce transfert affecte sa qualité de société constituée selon le droit du premier État membre, peut se prévaloir de cet article aux fins de contester le refus, dans l’autre État membre, du report des pertes antérieures audit transfert.
Sur la seconde question
29 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi cherche, en substance, à savoir si l’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation d’un État membre qui exclut la possibilité pour une société, qui a transféré son siège de direction effective et, ce faisant, sa résidence fiscale dans cet État membre, de faire valoir une perte fiscale subie, préalablement à ce transfert, dans un autre État membre, dans lequel elle conserve son siège statutaire.
30 La liberté d’établissement, que l’article 49 TFUE reconnaît aux ressortissants de l’Union, comprend, en vertu de l’article 54 TFUE, pour les sociétés constituées en conformité avec la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement au sein de l’Union, le droit d’exercer leur activité dans d’autres États membres par l’intermédiaire d’une filiale, d’une succursale ou d’une agence.
31 Ainsi qu’il a été rappelé au point 27 du présent arrêt, les dispositions du droit de l’Union relatives à la liberté d’établissement visent, notamment, à assurer le bénéfice du traitement national dans l’État membre d’accueil.
32 En revanche, le traité ne garantit pas à une société relevant de l’article 54 TFUE que le transfert de son siège de direction effective d’un État membre dans un autre soit neutre en matière d’imposition. Compte tenu des disparités des réglementations des États membres en la matière, un tel transfert peut, selon les cas, être plus ou moins avantageux ou désavantageux pour une société sur le plan de l’imposition. La liberté d’établissement ne saurait donc être comprise en ce sens qu’un État membre soit obligé d’établir ses règles fiscales en fonction de celles d’un autre État membre afin de garantir, dans toutes les situations, une imposition qui efface toute disparité découlant des réglementations fiscales nationales (arrêt du 29 novembre 2011, National Grid Indus, C-371/10, EU:C:2011:785, point 62 et jurisprudence citée).
33 En l’occurrence, il y a lieu de relever que la possibilité offerte par le droit d’un État membre à une société résidente de faire valoir des pertes subies dans cet État membre au cours d’une période d’imposition donnée, afin que ces pertes soient déduites du bénéfice imposable réalisé par une telle société au cours de périodes d’imposition ultérieures, constitue un avantage fiscal.
34 Le fait d’exclure du bénéfice de cet avantage les pertes qu’une société, résidente dans un État membre, mais constituée en vertu du droit d’un autre État membre, a subies dans cet autre État membre au cours d’une période d’imposition pendant laquelle elle en était résidente, alors que ledit avantage est accordé à une société résidente dans le premier État membre ayant subi dans celui-ci des pertes, au cours de la même période, constitue une différence de traitement fiscal.
35 En raison de cette différence de traitement, une société constituée en vertu du droit d’un État membre pourrait être dissuadée de transférer son siège de direction effective dans un autre État membre aux fins d’y exercer ses activités économiques.
36 Une telle différence de traitement résultant de la législation fiscale d’un État membre au détriment des sociétés qui exercent leur liberté d’établissement ne saurait être admise que si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou si elle est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général (arrêts du 17 juillet 2014, Nordea Bank Danmark, C-48/13, EU:C:2014:2087, point 23, et du 17 décembre 2015, Timac Agro Deutschland, C-388/14, EU:C:2015:829, point 26).
37 S’agissant de la première hypothèse visée au point précédent du présent arrêt, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, la comparabilité d’une situation transfrontalière avec une situation interne doit être examinée en tenant compte de l’objectif poursuivi par les dispositions nationales en cause (arrêt du 12 juin 2018, Bevola et Jens W. Trock, C-650/16, EU:C:2018:424, point 32 ainsi que jurisprudence citée).
38 En l’occurrence, il ressort des éléments du dossier dont dispose la Cour et sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi que, en prévoyant l’impossibilité pour une société de faire valoir, dans l’État membre dont elle est désormais résidente, les pertes subies au cours d’une période d’imposition où elle était résidente fiscale d’un autre État membre, la législation tchèque tend, en substance, à préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres et à prévenir les risques de double déduction des pertes.
39 Au regard d’une mesure poursuivant de tels objectifs, il y a lieu de considérer que ne se trouvent pas, en principe, dans une situation comparable une société résidente d’un État membre qui a subi des pertes dans celui-ci et une société qui a transféré son siège de direction effective et, partant, sa résidence fiscale dans cet État membre après avoir subi des pertes pendant une période d’imposition au cours de laquelle elle était résidente fiscale d’un autre État membre, sans avoir aucune présence dans le premier État membre.
40 En effet, la situation d’une société qui opère un tel transfert est soumise successivement à la compétence fiscale de deux États membres, à savoir, d’une part, l’État membre d’origine, au titre de la période d’imposition au cours de laquelle les pertes sont apparues, et, d’autre part, l’État membre d’accueil, au titre de la période d’imposition au cours de laquelle cette société demande la déduction de ces pertes.
41 Il en découle que, en l’absence de compétence fiscale de l’État membre d’accueil pour la période d’imposition au cours de laquelle les pertes en cause sont apparues, la situation d’une société, qui a transféré sa résidence fiscale dans cet État membre et y fait par la suite valoir des pertes antérieurement subies dans un autre État membre, n’est pas comparable à celle d’une société dont les résultats relevaient de la compétence fiscale du premier État membre au titre de la période d’imposition au cours de laquelle cette dernière société a subi des pertes (voir, par analogie, arrêt du 17 décembre 2015, Timac Agro Deutschland, C-388/14, EU:C:2015:829, point 65).
42 De surcroît, la circonstance qu’une société ayant transféré sa résidence fiscale d’un État membre à un autre relève successivement de la compétence fiscale de deux États membres est de nature à générer un risque accru de double prise en compte des pertes, dès lors qu’une telle société pourrait être conduite à faire valoir les mêmes pertes auprès des autorités de ces deux États membres.
43 Dans leurs observations déposées devant la Cour, le gouvernement du Royaume-Uni ainsi que la Commission européenne ont néanmoins fait observer, en substance, que, selon la jurisprudence issue de l’arrêt du 12 juin 2018, Bevola et Jens W. Trock (C-650/16, EU:C:2018:424, point 38), la comparabilité des situations dépend de la nature définitive de la perte en cause au principal.
44 À cet égard, il convient de rappeler que la Cour a jugé que, s’agissant des pertes attribuables à un établissement stable non-résident, qui a cessé toute activité, et dont les pertes n’ont pas pu et ne peuvent plus être déduites de son bénéfice imposable dans l’État membre où il exerçait son activité, la situation d’une société résidente détenant un tel établissement n’est pas différente de celle d’une société résidente détenant un établissement stable résident, au regard de l’objectif de prévention de la double déduction des pertes, alors même que les situations de ces deux sociétés ne sont, en principe, pas comparables (voir, en ce sens, arrêt du 12 juin 2018, Bevola et Jens W. Trock, C-650/16, EU:C:2018:424, points 37 et 38).
45 Toutefois, une telle approche ne saurait être admise dans la situation d’une société qui, après avoir transféré son siège de direction effective et, ce faisant, sa résidence fiscale de l’État membre de son siège statutaire à un autre État membre, cherche à déduire dans celui-ci des pertes qu’elle a subies dans le premier État membre au cours d’une période d’imposition pendant laquelle celui-ci exerçait, de manière exclusive, sa compétence fiscale à l’égard de cette société.
46 En effet, premièrement, ainsi que l’a relevé Mme l’avocate générale aux points 56 et 57 de ses conclusions, la jurisprudence rappelée au point 44 du présent arrêt a été développée dans des circonstances différentes de celles en cause au principal.
47 Ainsi, cette jurisprudence concerne l’éventuelle prise en compte, par une société résidente, de pertes subies par un établissement stable non-résident de celle-ci.
48 Ladite jurisprudence vise donc une situation caractérisée par la circonstance que, au cours d’une même période d’imposition, la société qui cherche à déduire de son assiette imposable les pertes de son établissement stable non-résident et ce même établissement stable se trouvent dans deux États membres différents.
49 Or, il ressort de l’exposé, par la juridiction de renvoi, de la chronologie des faits pertinents du litige au principal qu’Aures a subi des pertes au titre de l’année 2007 aux Pays-Bas, au cours d’une période d’imposition pendant laquelle tant son siège statutaire que son siège de direction effective se trouvaient dans cet État membre et alors qu’elle n’avait pas encore créé d’établissement stable en République tchèque.
50 Deuxièmement, ainsi que l’a relevé Mme l’avocate générale aux points 72 et 73 de ses conclusions, une transposition de la solution dégagée dans l’arrêt du 12 juin 2018, Bevola et Jens W. Trock (C-650/16, EU:C:2018:424, point 38), à l’hypothèse évoquée au point 45 du présent arrêt serait également incompatible avec la jurisprudence de la Cour en matière d’impositions à la sortie.
51 À cet égard, la Cour a, en effet, jugé, en substance, que l’article 49 TFUE ne s’oppose pas à la possibilité pour l’État membre d’origine d’une société, constituée en vertu du droit de cet État membre et ayant procédé au transfert de son siège de direction effective dans un autre État membre, de taxer les plus-values latentes afférentes à des éléments du patrimoine de cette société (voir, en ce sens, arrêt du 29 novembre 2011, National Grid Indus, C-371/10, EU:C:2011:785, points 59 et 64).
52 De même, l’État membre vers lequel une société transfère son siège de direction effective ne saurait être tenu de prendre en compte les pertes subies avant ce transfert, qui se rapportent à des périodes d’imposition pour lesquelles cet État membre ne disposait pas d’une compétence fiscale à l’égard de cette société.
53 Partant, les sociétés résidentes qui ont subi des pertes dans ledit État membre, d’une part, et les sociétés qui ont transféré leur résidence fiscale vers ce même État membre et qui avaient subi des pertes dans un autre État membre au cours d’une période d’imposition pendant laquelle leur résidence fiscale se trouvait dans ce dernier État membre, d’autre part, ne se trouvent pas dans une situation comparable au vu des objectifs tendant à préserver la répartition du pouvoir d’imposition entre les États membres et à éviter la double déduction des pertes.
54 Au regard des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la seconde question que l’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation d’un État membre qui exclut la possibilité pour une société, qui a transféré son siège de direction effective et, ce faisant, sa résidence fiscale dans cet État membre, de faire valoir une perte fiscale subie, préalablement à ce transfert, dans un autre État membre, dans lequel elle conserve son siège statutaire.
Sur les dépens
55 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :
1) L’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’une société constituée selon le droit d’un État membre, qui transfère son siège de direction effective dans un autre État membre sans que ce transfert affecte sa qualité de société constituée selon le droit du premier État membre, peut se prévaloir de cet article aux fins de contester le refus, dans l’autre État membre, du report des pertes antérieures audit transfert.
2) L’article 49 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation d’un État membre qui exclut la possibilité pour une société, qui a transféré son siège de direction effective et, ce faisant, sa résidence fiscale dans cet État membre, de faire valoir une perte fiscale subie, préalablement à ce transfert, dans un autre État membre, dans lequel elle conserve son siège statutaire.
Signatures
* Langue de procédure : le tchèque.