ARRÊT DE LA COUR (dixième chambre)
1er décembre 2022 (*)
« Renvoi préjudiciel – Fiscalité – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Article 168 – Droit à déduction de la TVA – Principes de neutralité fiscale, d’effectivité et de proportionnalité – Fraude – Preuve – Obligation de diligence de l’assujetti – Prise en considération d’une violation des obligations découlant des dispositions nationales et du droit de l’Union relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire – Mandat donné par l’assujetti à un tiers pour effectuer les opérations taxées – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 47 – Droit à un procès équitable »
Dans l’affaire C-512/21,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie), par décision du 31 mai 2021, parvenue à la Cour le 17 août 2021, dans la procédure
Aquila Part Prod Com SA
contre
Nemzeti Adó- és Vámhivatal Fellebbviteli Igazgatósága,
LA COUR (dixième chambre),
composée de M. D. Gratsias, président de chambre, MM. M. Ilešič et I. Jarukaitis (rapporteur), juges,
avocat général : M. P. Pikamäe,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour Aquila Part Prod Com SA, par Me L. Réti, ügyvéd,
– pour le gouvernement hongrois, par M. M. Z. Fehér et Mme K. Szíjjártó, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement tchèque, par MM. O. Serdula, M. Smolek et J. Vláčil, en qualité d’agents,
– pour la Commission européenne, par M. B. Béres et Mme J. Jokubauskaitė, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 9, paragraphe 1, des articles 10 et 167, de l’article 168, sous a), et de l’article 178, sous a), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L. 347, p. 1), lus en combinaison avec les principes de neutralité fiscale, de proportionnalité et de sécurité juridique ainsi qu’avec l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Aquila Part Prod Com SA à la Nemzeti Adó- és Vámhivatal Fellebbviteli Igazgatósága (direction des recours de l’Office national des impôts et des douanes, Hongrie) (ci-après la « direction des recours »), au sujet du montant de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) due par cette société pour les mois d’août à novembre 2012.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 L’article 9, paragraphe 1, de la directive 2006/112 dispose :
« Est considéré comme “assujetti” quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité.
Est considérée comme “activité économique” toute activité de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales ou assimilées. Est en particulier considérée comme activité économique, l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence. »
4 Aux termes de l’article 10 de cette directive :
« La condition que l’activité économique soit exercée d’une façon indépendante visée à l’article 9, paragraphe 1, exclut de la taxation les salariés et autres personnes dans la mesure où ils sont liés à leur employeur par un contrat de louage de travail ou par tout autre rapport juridique créant des liens de subordination en ce qui concerne les conditions de travail et de rémunération et la responsabilité de l’employeur. »
5 L’article 167 de ladite directive prévoit que le droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible.
6 L’article 168 de la directive 2006/112 dispose :
« Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants :
a) la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti ;
[...] »
7 Aux termes de l’article 178 de cette directive :
« Pour pouvoir exercer le droit à déduction, l’assujetti doit remplir les conditions suivantes :
a) pour la déduction visée à l’article 168, point a), en ce qui concerne les livraisons de biens et les prestations de services, détenir une facture établie conformément aux articles 220 à 236 et aux articles 238, 239 et 240 ;
[...] »
Le droit hongrois
8 L’article 1er de l’adózás rendjéről szóló 2003. évi XCII. törvény (loi n° XCII de 2003, portant code de procédure fiscale) (Magyar Közlöny 2003/131, 14 novembre 2003, p. 9990, ci-après le « code de procédure fiscale ») prévoit, à son paragraphe 7 :
« Les contrats, opérations et autres actes similaires doivent être qualifiés en fonction de leur contenu réel. Un contrat ou tout autre acte juridique dépourvu de validité est pertinent au regard de l’imposition pour autant que son résultat économique peut être démontré. »
9 L’article 2 du code de procédure fiscale dispose, à son paragraphe 1 :
« Les droits exercés dans les rapports juridiques intéressant la fiscalité doivent l’être conformément à leur destination. Dans l’application des lois fiscales, ne peut être qualifiée d’exercice des droits conforme à leur destination la conclusion de contrats ou la réalisation d’autres opérations dont la finalité est de contourner les dispositions des lois fiscales. »
10 Aux termes de l’article 97, paragraphes 4 et 6, dudit code :
« 4. Au cours du contrôle, l’administration fiscale a l’obligation d’établir et de prouver les faits, sauf dans les cas où c’est le contribuable qui, en vertu d’une loi, a la charge de la preuve.
[...]
6. Lorsqu’elle établit les faits, l’administration fiscale a l’obligation de rechercher également les faits qui jouent en faveur du contribuable. Un fait ou une circonstance non prouvés ne peuvent pas – sauf dans la procédure d’estimation – être appréciés en défaveur du contribuable. »
11 L’article 26 de l’általános forgalmi adóról szóló 2007. évi CXXVII. törvény (loi n° CXXVII de 2007, relative à la taxe sur la valeur ajoutée) (Magyar Közlöny 2007/155, 16 novembre 2007, p. 10893, ci-après la « loi sur la TVA ») dispose :
« Lorsque l’expédition ou le transport est effectué par le fournisseur, par l’acquéreur ou, pour le compte de l’un ou de l’autre, par un tiers, le lieu de la livraison du bien est celui où le bien se trouve au moment de l’expédition ou du départ du transport mentionnant l’acquéreur comme destinataire. »
12 L’article 27 de la loi sur la TVA prévoit, à son paragraphe 1 :
« Lorsqu’un bien fait l’objet de plusieurs ventes successives de telle manière qu’il est expédié ou transporté directement du fournisseur initial vers l’acquéreur final mentionné comme destinataire, l’article 26 s’applique exclusivement à une seule livraison du bien. »
13 Aux termes de l’article 119, paragraphe 1, de la loi sur la TVA :
« À moins que la loi n’en dispose autrement, le droit à déduction de la taxe prend naissance lorsqu’il faut établir la taxe due correspondant à la taxe calculée en amont (article 120). »
14 L’article 120 de la loi sur la TVA prévoit :
« Dans la mesure où les biens ou les services sont utilisés, ou autrement exploités, par l’assujetti – et en cette qualité – en vue d’effectuer des livraisons de biens ou des prestations de services taxées, celui-ci a le droit de déduire du montant de la taxe dont il est redevable :
a) la taxe qui lui est facturée par tout autre assujetti – y compris toute personne ou entité soumise à l’impôt simplifié sur les sociétés – à l’occasion de l’acquisition des biens ou de l’utilisation des services.
[...] »
15 L’article 127, paragraphe 1, de la loi sur la TVA précise :
« L’exercice du droit à déduction est subordonné à la condition de fond que l’assujetti dispose personnellement :
a) dans le cas visé à l’article 120, sous a), d’une facture à son nom établissant la réalisation de l’opération ;
[...] »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
16 Aquila Part Prod Com est le successeur en droit d’Agrirom SRL, une société roumaine disposant, depuis le 2 juin 2010, d’un numéro d’enregistrement à la TVA en Hongrie. L’activité principale d’Aquila Part Prod Com est de servir d’intermédiaire pour le commerce de gros de denrées alimentaires, de boissons et de produits du tabac. Le 1er avril 2011, cette société a conclu avec une autre société un contrat de mandat, par lequel elle a confié à cette dernière l’accomplissement de l’activité d’achat et de vente de biens au nom du mandant.
17 Au cours des années 2012 à 2017, l’administration fiscale a effectué un contrôle portant sur la TVA afférente aux mois d’août à novembre 2012, en menant de nombreuses investigations. Au terme de ce contrôle, cette administration a adopté quatre décisions par lesquelles elle a procédé à un redressement de TVA d’un montant de 86 815 000 forints hongrois (HUF) (environ 206 000 euros) pour le mois d’août 2012, de 66 012 000 HUF (environ 157 000 euros) pour le mois de septembre 2012, de 109 400 000 HUF (environ 260 000 euros) pour le mois d’octobre 2012 et de 24 607 000 HUF (environ 58 500 euros) pour le mois de novembre 2012, correspondant, pour la plus grande partie, à une demande de remboursement de TVA considérée comme étant infondée et, pour une moindre partie, à une insuffisance d’imposition. En outre, une amende fiscale a été infligée et des intérêts de retard ont été imposés.
18 Dans ces décisions, l’administration fiscale a constaté que, durant les périodes examinées, l’assujetti avait participé à une fraude de type carrousel. Cette constatation est fondée, notamment, sur la violation de dispositions du droit national relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire et de dispositions du règlement (CE) no 178/2002 du Parlement européen et du Conseil, du 28 janvier 2002, établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l’Autorité européenne de sécurité des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires (JO 2002, L 31, p. 1), qui démontrerait que l’objectif poursuivi était le réacheminement des biens concernés de la Slovaquie vers la Hongrie. Elle est également fondée sur les opérations financières des différentes sociétés ayant participé à la chaîne de livraisons, sur la faible marge commerciale appliquée par chacune de ces sociétés et sur le comportement déraisonnable en matière commerciale de certaines d’entre elles, qui démontreraient qu’il s’agissait d’une chaîne de facturation visant à acquérir un avantage fiscal illicite et à éluder sciemment l’imposition.
19 Dans lesdites décisions, l’administration fiscale a retenu un grand nombre d’éléments qui établiraient la participation active de l’assujetti à une fraude, dont le fait que les contrats étaient conclus avec la participation de celui-ci, l’existence d’une clause inhabituelle dans les contrats de transport, le fait que le client slovaque a revendu vers la Hongrie les biens qu’il s’était procurés le même jour en Hongrie et l’existence de liens entre les personnes impliquées dans la chaîne de facturation. Elle a également fait état d’éléments qui démontreraient que l’assujetti n’avait pas fait preuve d’une diligence suffisante, dont le fait que le gestionnaire de la société avec laquelle l’assujetti avait conclu un contrat de mandat avait déjà participé auparavant à une fraude à la TVA, le fait que cette société avait participé à la chaîne de facturation frauduleuse ainsi que d’autres faits qui démontreraient la participation de ce gestionnaire à la fraude.
20 Les quatre décisions de l’administration fiscale ayant été confirmées par une décision, en date du 8 décembre 2017, de la direction des recours, Aquila Part Prod Com a saisi la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale, Hongrie), la juridiction de renvoi, d’un recours à l’appui duquel elle soutient que la procédure fiscale a été menée avec une idée préconçue et invoque en substance l’absence d’éléments de preuve établissant qu’elle pouvait avoir connaissance de l’existence d’une fraude commise en amont. Elle affirme avoir fait preuve de la diligence appropriée en vue d’éviter de participer à une fraude, en établissant des règles internes en matière d’achats qui imposent que les fournisseurs fassent l’objet de vérifications avant la conclusion d’un contrat et qui interdisent tout paiement en espèces. Dans ce contexte, Aquila Part Prod Com fait notamment grief à l’administration fiscale d’avoir ignoré le contrat de mandat qu’elle avait conclu avec une autre société et d’avoir assimilé la connaissance que le représentant légal de celle-ci avait eue des faits constitutifs de la fraude à sa propre connaissance de ces faits.
21 La direction des recours conteste, devant la juridiction de renvoi, ces arguments en faisant valoir, en particulier, qu’une violation des règles en matière de sécurité de la chaîne alimentaire peut constituer un élément parmi d’autres indiquant que l’assujetti savait ou aurait dû savoir qu’il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA.
22 La juridiction de renvoi estime nécessaire que la Cour fournisse des indications sur la question de savoir si les circonstances invoquées par la direction des recours peuvent être considérées comme des éléments objectifs, au sens de l’arrêt du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C-80/11 et C-142/11, EU:C:2012:373), permettant de conclure que l’assujetti a commis une fraude, et si, compte tenu de la nature de la chaîne d’approvisionnement constatée dans l’affaire au principal, l’étendue de l’obligation de diligence requise par l’administration fiscale dans l’affaire au principal est conforme aux règles de preuve interprétées par la Cour, aux dispositions de la directive 2006/112 et aux principes régissant l’exercice du droit à déduction de la TVA.
23 En particulier, la juridiction de renvoi s’interroge, en premier lieu, sur la question de savoir si l’administration fiscale pouvait assimiler la connaissance des faits constitutifs de la fraude qu’avait eue une personne physique, représentant légal d’une société avec laquelle l’assujetti avait conclu un contrat de mandat pour l’exercice de son activité, à la connaissance que cet assujetti avait de ceux-ci, sans examiner le contenu du contrat de mandat. En deuxième lieu, elle s’interroge, au regard des faits de l’affaire au principal, sur la diligence qui peut être requise de l’assujetti en vue d’éviter de participer à une fraude et, dans le cadre d’une fraude de type carrousel, sur les circonstances pouvant être retenues pour établir que l’assujetti pouvait avoir connaissance de cette fraude. En troisième lieu, elle se demande si l’administration fiscale peut, pour refuser le droit à déduction de la TVA, se fonder sur une violation des règles autres que celles relevant du droit fiscal, telles que celles relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire.
24 C’est dans ces conditions que la Fővárosi Törvényszék (cour de Budapest-Capitale) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Une pratique de l’administration fiscale, en vertu de laquelle ce que sait une personne physique qui est en relation juridique avec une personne morale mandataire disposant d’une personnalité juridique autonome, distincte de celle de l’assujetti, qui est le mandant, est assimilé, automatiquement et sans aucune vérification, à ce que sait l’assujetti – alors qu’il n’y a aucune relation juridique entre cette personne physique et l’assujetti –, sans tenir aucun compte des dispositions du contrat conclu entre le mandant et le mandataire ou des dispositions du droit étranger régissant la relation juridique du mandat, est-elle compatible avec le droit de l’Union, et en particulier avec l’article 9, paragraphe 1, et l’article 10 de la directive [2006/112] ainsi qu’avec le principe de neutralité fiscale ?
2) [L’article] 167, [l’article] 168, sous a), et [l’article] 178, sous a), de la directive [2006/112] doivent-ils être interprétés en ce sens que, si l’administration fiscale établit l’existence d’une chaîne de facturation circulaire, ce fait est en soi une circonstance objective suffisante pour démontrer la fraude fiscale, ou l’administration fiscale doit-elle, en pareil cas, également indiquer quel est ou quels sont les membres de la chaîne qui ont commis la fraude fiscale, et cela au moyen de quel comportement ?
3) Les articles cités de la directive [2006/112], lus conjointement avec les exigences de la proportionnalité et du caractère raisonnable, doivent-ils être interprétés en ce sens que, si l’administration fiscale constate, sur la base des circonstances particulières de l’affaire, que l’assujetti aurait dû faire preuve d’une diligence accrue, il ne peut, en ce cas, être attendu de l’assujetti qu’il ait vérifié des éléments que l’administration fiscale n’a pu mettre au jour qu’avec les moyens dont disposent les autorités, dans le cadre d’un contrôle qui a duré près de cinq ans et qui a impliqué plusieurs enquêtes connexes, de sorte que les vérifications auxquelles il a été procédé n’étaient pas limitées par la protection conférée aux secrets des assujettis ? Suffit-il, pour constater qu’il a été fait preuve d’une diligence suffisante, lorsqu’une diligence accrue est requise, que les vérifications de l’assujetti se soient également étendues, en ce qui concerne les partenaires commerciaux possibles, à des éléments qui vont au-delà des éléments cités dans l’arrêt [du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid (C-80/11 et C-142/11, EU:C:2012:373),] et, ainsi, que l’assujetti dispose de règles internes en matière d’achats pour assurer une vérification de la situation des partenaires, qu’il n’accepte pas les paiements en espèces, qu’il établisse des clauses concernant les risques possibles dans les contrats conclus et qu’il vérifie également d’autres circonstances dans le cadre des opérations ?
4) Les articles précités de la directive [2006/112] doivent-ils être interprétés en ce sens que, si l’administration fiscale constate la participation active de l’assujetti à la fraude fiscale, il suffit, en ce cas, que les éléments de preuve qu’elle a rassemblés tendent à démontrer que l’assujetti aurait pu savoir, en faisant preuve de toute la diligence requise, qu’il participait à la fraude fiscale et non qu’il savait qu’il participait à la fraude fiscale, parce qu’il y a participé par son comportement actif ? S’agissant de démontrer que l’assujetti a participé activement à la fraude ou qu’il en a eu connaissance, l’administration fiscale doit-elle démontrer un comportement frauduleux de l’assujetti, concrétisé sous la forme d’une connivence avec des membres de la chaîne en amont, ou suffit-il qu’elle démontre, au moyen d’éléments de preuv[e] objectifs, que les membres de la chaîne se connaissent ?
5) Une pratique de l’administration fiscale, dans le cadre de laquelle l’administration fiscale fonde sa décision sur une violation supposée des dispositions relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire, dépourvues d’incidence sur la discipline fiscale ou les mouvements des comptes de l’assujetti, qui ne sont sous aucune forme contenues dans la législation fiscale à destination de l’assujetti et qui sont sans effet sur la réalité des opérations examinées par l’administration fiscale et sur le contenu de ce que sait l’assujetti, examiné dans le cadre de la procédure fiscale, est-elle compatible avec les articles précités de la directive [2006/112] ainsi qu’avec le droit à un procès équitable, reconnu comme principe général du droit en vertu de l’article 47 de la [Charte] et avec le principe de sécurité juridique ?
6) S’il convient de donner une réponse affirmative à la question précédente :
Une pratique de l’administration fiscale, dans le cadre de laquelle l’autorité fiscale, dans sa décision, sans impliquer l’organe administratif compétent en matière de sécurité de la chaîne alimentaire, fait des constatations en relation avec l’assujetti relevant de la compétence de l’organe administratif compétent en matière de sécurité de la chaîne alimentaire concerné, de manière telle que, sur la base des infractions établies en matière de sécurité de la chaîne alimentaire ne relevant pas de sa compétence, elle tire des conséquences juridiques de droit fiscal à [la] charge de l’assujetti, [sans] que ce dernier puisse, indépendamment de la procédure menée par l’administration fiscale, contester le constat d’un manquement aux règles de sécurité de la chaîne alimentaire dans une procédure menée dans le respect des garanties fondamentales de l’assujetti et garantissant les droits des parties, est-elle compatible avec les articles précités de la directive [2006/112] ainsi qu’avec le droit à un procès équitable, reconnu comme principe général en vertu de l’article 47 de la [Charte] et avec le principe de sécurité juridique ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la deuxième question
25 Par sa deuxième question, qu’il convient d’examiner en premier lieu, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2006/112 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose, lorsque l’autorité fiscale entend refuser à un assujetti le bénéfice du droit à déduction de la TVA acquittée en amont au motif que cet assujetti a participé à une fraude à la TVA de type carrousel, à ce que cette autorité fiscale se limite à établir que cette opération fait partie d’une chaîne de facturation circulaire, sans identifier tous les acteurs ayant participé à cette fraude et les agissements respectifs de ceux-ci.
26 Ainsi que la Cour l’a itérativement rappelé, la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels est un objectif reconnu et encouragé par la directive 2006/112. À cet égard, la Cour a jugé que les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union et que, dès lors, il appartient aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice du droit à déduction s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que ce droit est invoqué frauduleusement ou abusivement (voir, en ce sens, arrêts du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling, C-439/04 et C-440/04, EU:C:2006:446, points 54 et 55, ainsi que du 11 novembre 2021, Ferimet, C-281/20, EU:C:2021:910, point 45 et jurisprudence citée).
27 S’agissant de la fraude, selon une jurisprudence constante, le bénéfice du droit à déduction doit être refusé non seulement lorsqu’une fraude à la TVA est commise par l’assujetti lui-même, mais également lorsqu’il est établi que l’assujetti, auquel les biens ou les services servant de base pour fonder le droit à déduction ont été livrés ou fournis, savait ou aurait dû savoir que, par l’acquisition de ces biens ou de ces services, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA (voir, en ce sens, arrêts du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling, C-439/04 et C-440/04, EU:C:2006:446, point 59 ; du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C-80/11 et C-142/11, EU:C:2012:373, point 45, ainsi que du 11 novembre 2021, Ferimet, C-281/20, EU:C:2021:910, point 46).
28 La Cour a également itérativement précisé, dans des situations où les conditions matérielles du droit à déduction étaient réunies, que le bénéfice du droit à déduction ne saurait être refusé à l’assujetti qu’à la condition qu’il soit établi, au vu d’éléments objectifs, qu’il savait ou aurait dû savoir que, par l’acquisition des biens ou des services servant de base pour fonder le droit à déduction, il participait à une opération impliquée dans une telle fraude commise par le fournisseur ou un autre opérateur intervenant en amont ou en aval dans la chaîne des livraisons ou des prestations (arrêt du 11 novembre 2021, Ferimet, C-281/20, EU:C:2021:910, point 48 et jurisprudence citée).
29 La Cour a en effet jugé, à cet égard, que n’est pas compatible avec le régime du droit à déduction prévu par la directive 2006/112 le fait de sanctionner, par le refus de ce droit, un assujetti qui ne savait pas ou n’aurait pu savoir que l’opération concernée était impliquée dans une fraude commise par le fournisseur ou qu’une autre opération faisant partie de la chaîne des livraisons, antérieurement ou postérieurement à celle réalisée par cet assujetti, était entachée de fraude à la TVA, l’instauration d’un système de responsabilité sans faute allant en effet au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver les droits du Trésor public (arrêt du 11 novembre 2021, Ferimet, C-281/20, EU:C:2021:910, point 49 et jurisprudence citée).
30 En outre, selon une jurisprudence constante de la Cour, le refus du droit à déduction étant une exception à l’application du principe fondamental que constitue ce droit, il incombe aux autorités fiscales d’établir à suffisance de droit les éléments objectifs permettant de conclure que l’assujetti a commis une fraude à la TVA ou savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder le droit à déduction était impliquée dans une telle fraude. Il appartient ensuite aux juridictions nationales de vérifier que les autorités fiscales concernées ont établi l’existence de tels éléments objectifs (arrêt du 11 novembre 2021, Ferimet, C-281/20, EU:C:2021:910, point 50 et jurisprudence citée).
31 Le droit de l’Union ne prévoyant pas de règles relatives aux modalités de l’administration des preuves en matière de fraude à la TVA, ces éléments objectifs doivent être établis par l’autorité fiscale conformément aux règles de preuve prévues par le droit national. Cependant, ces règles ne doivent pas porter atteinte à l’efficacité du droit de l’Union (arrêt du 11 novembre 2021, Ferimet, C-281/20, EU:C:2021:910, point 51 et jurisprudence citée).
32 Il découle de la jurisprudence rappelée aux points 27 à 31 du présent arrêt que le bénéfice du droit à déduction ne peut être refusé à cet assujetti que si, après avoir procédé à une appréciation globale de tous les éléments et de toutes les circonstances de fait de l’espèce, effectuée conformément aux règles de preuve du droit national, il est établi que celui-ci a commis une fraude à la TVA ou savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder ce droit était impliquée dans une telle fraude. Le bénéfice du droit à déduction ne peut être refusé que lorsque ces faits ont été établis à suffisance de droit, autrement que par des suppositions (voir, en ce sens, arrêt du 11 novembre 2021, Ferimet, C-281/20, EU:C:2021:910, point 52 et jurisprudence citée).
33 Il doit en être déduit que l’autorité fiscale qui entend refuser le bénéfice du droit à déduction doit établir à suffisance de droit, conformément aux règles de preuve prévues par le droit national et sans porter atteinte à l’efficacité du droit de l’Union, tant les éléments objectifs établissant l’existence de la fraude à la TVA elle-même que ceux établissant que l’assujetti a commis cette fraude ou bien qu’il savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder ce droit était impliquée dans ladite fraude.
34 Cette exigence de preuve interdit, quels que soient le type de fraude ou les agissements examinés, le recours à des suppositions ou à des présomptions qui auraient pour effet, en renversant la charge de la preuve, de porter atteinte au principe fondamental du système commun de la TVA que constitue le droit à déduction et, partant, à l’efficacité du droit de l’Union.
35 Par conséquent, si l’existence d’une chaîne de facturation circulaire constitue un indice sérieux suggérant l’existence d’une fraude, dont il convient de tenir compte dans le cadre de l’appréciation globale de tous les éléments et de toutes les circonstances de fait de l’espèce, il ne saurait être admis que l’autorité fiscale puisse se limiter, aux fins de prouver l’existence d’une fraude de type carrousel, à établir que l’opération en cause fait partie d’une chaîne de facturation circulaire.
36 Il incombe à l’autorité fiscale, d’une part, de caractériser précisément les éléments constitutifs de la fraude et de rapporter la preuve des agissements frauduleux et, d’autre part, d’établir que l’assujetti a participé activement à cette fraude ou bien qu’il savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder ce droit était impliquée dans ladite fraude. Toutefois, la preuve de l’existence de la fraude et de la participation de l’assujetti à cette fraude n’implique pas nécessairement que tous les acteurs ayant participé à cette fraude ainsi que les agissements respectifs de ceux-ci aient été identifiés. C’est, ainsi qu’il a été rappelé au point 30 du présent arrêt, aux juridictions nationales qu’il appartient de vérifier que les autorités fiscales ont rapporté cette preuve à suffisance de droit.
37 Il résulte des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre à la deuxième question que la directive 2006/112 doit être interprétée en ce sens que :
– elle s’oppose, lorsque l’autorité fiscale entend refuser à un assujetti le bénéfice du droit à déduction de la TVA acquittée en amont au motif que cet assujetti a participé à une fraude à la TVA de type carrousel, à ce que cette autorité fiscale se limite à établir que cette opération fait partie d’une chaîne de facturation circulaire ;
– il incombe à ladite autorité fiscale, d’une part, de caractériser précisément les éléments constitutifs de la fraude et de prouver les agissements frauduleux et, d’autre part, d’établir que l’assujetti a participé activement à cette fraude ou bien qu’il savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder ce droit était impliquée dans ladite fraude, ce qui n’implique pas nécessairement d’identifier tous les acteurs ayant participé à la fraude ainsi que les agissements respectifs de ceux-ci.
Sur la quatrième question
38 Par sa quatrième question, qu’il convient d’examiner en deuxième lieu, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2006/112 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose, lorsque l’autorité fiscale fait état d’une participation active de l’assujetti à une fraude à la TVA pour refuser le droit à déduction, à ce que cette autorité fiscale fonde ce refus sur des éléments de preuve établissant non pas une telle participation, mais le fait que cet assujetti aurait pu savoir, en faisant preuve de toute la diligence requise, que l’opération concernée était impliquée dans une telle fraude. Elle demande, en outre, si le fait que les membres de la chaîne de livraisons, dont cette opération fait partie, se connaissaient constitue une circonstance suffisante pour établir la participation de l’assujetti à la fraude.
39 Il ressort de la jurisprudence de la Cour rappelée au point 27 du présent arrêt que, en cas de fraude à la TVA, le droit à déduction doit être refusé dans trois cas, à savoir, premièrement, dans le cas où il est établi que l’assujetti a commis lui-même une fraude à la TVA, deuxièmement, dans le cas où il est établi que l’assujetti savait que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA et, troisièmement, dans le cas où il est établi que l’assujetti aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une telle fraude.
40 S’agissant des deuxième et troisième cas, qui relèvent d’une participation passive à la fraude, il a été considéré qu’un assujetti qui savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA doit, pour les besoins de la directive 2006/112, être considéré comme participant à la fraude, indépendamment de la question de savoir s’il tire ou non un bénéfice de la revente des biens ou de l’utilisation des services dans le cadre des opérations taxées effectuées par lui en aval, cet assujetti, dans une telle situation, prêtant la main aux auteurs de cette fraude et devenant complice de celle-ci (arrêt du 11 novembre 2021, Ferimet, C-281/20, EU:C:2021:910, point 47 et jurisprudence citée).
41 Dans le cas où il est établi que l’assujetti savait, de quelque manière que ce soit, que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA commise en amont dans la chaîne des livraisons ou des prestations, le seul acte positif qui est déterminant pour fonder un refus du droit à déduction est l’acquisition des biens ou des services concernés. Il n’est dès lors nul besoin, pour fonder un tel refus, d’établir que cet assujetti a participé activement à cette fraude, d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce qu’en encourageant ou en facilitant activement celle-ci (voir, en ce sens, ordonnance du 14 avril 2021, Finanzamt Wilmersdorf, C-108/20, EU:C:2021:266, point 26).
42 Dans le cas où il est établi que l’assujetti aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA commise en amont dans la chaîne des livraisons ou des prestations, c’est l’omission d’accomplir certaines diligences qui conduit à un refus du droit à déduction (voir, en ce sens, ordonnance du 14 avril 2021, Finanzamt Wilmersdorf, C-108/20, EU:C:2021:266, point 27).
43 Lorsque l’autorité fiscale fait état d’une participation active de l’assujetti à la fraude à la TVA pour refuser le droit à déduction, il lui incombe, en vertu de la jurisprudence rappelée au point 30 du présent arrêt, d’en rapporter la preuve. Cependant, rien ne s’oppose à ce qu’elle fonde dans un tel cas ce refus, à titre complémentaire ou subsidiaire, sur des éléments de preuve établissant que, en tout état de cause, l’assujetti aurait dû savoir, s’il avait fait preuve de la diligence pouvant être requise de lui, que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude. En effet, la preuve de ce fait, si elle est rapportée, est suffisante pour établir la participation de l’assujetti à la fraude et, partant, pour justifier ce refus.
44 Dans tous les cas, le seul fait que les membres de la chaîne de livraisons se connaissaient, s’il est à prendre en considération dans l’appréciation globale de tous les éléments et de toutes les circonstances de fait de l’espèce, ne constitue pas un élément suffisant pour établir la participation de l’assujetti à la fraude.
45 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la quatrième question que la directive 2006/112 doit être interprétée en ce sens que :
– elle ne s’oppose pas, lorsque l’autorité fiscale fait état d’une participation active de l’assujetti à une fraude à la TVA pour refuser le droit à déduction, à ce que cette autorité fiscale fonde ce refus, à titre complémentaire ou subsidiaire, sur des éléments de preuve établissant non pas une telle participation, mais le fait que cet assujetti aurait pu savoir, en faisant preuve de toute la diligence requise, que l’opération concernée était impliquée dans une telle fraude ;
– le seul fait que les membres de la chaîne de livraisons, dont cette opération fait partie, se connaissaient ne constitue pas un élément suffisant pour établir la participation de l’assujetti à la fraude.
Sur la troisième question
46 Par sa troisième question, qu’il convient d’examiner en troisième lieu, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2006/112, lue conjointement avec le principe de proportionnalité, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose, lorsqu’il existe des indices permettant de soupçonner l’existence d’irrégularités ou d’une fraude, à ce qu’il soit exigé de l’assujetti de faire preuve d’une diligence accrue pour s’assurer que l’opération qu’il effectue ne le conduit pas à participer à une fraude et de procéder à des vérifications complexes et approfondies telles que celles pouvant être opérées par l’administration fiscale.
47 La juridiction de renvoi se demande, à cet égard, s’il peut être considéré que l’assujetti a fait preuve d’une diligence suffisante lorsqu’il justifie notamment qu’il a établi des règles internes en matière d’achats visant à vérifier la situation de ses partenaires et qu’il refuse tout paiement en espèces.
48 La Cour a jugé à plusieurs reprises qu’il n’est pas contraire au droit de l’Union d’exiger qu’un opérateur prenne toute mesure pouvant raisonnablement être requise pour s’assurer que l’opération qu’il effectue ne le conduit pas à participer à une fraude fiscale et que la détermination des mesures pouvant, dans un cas d’espèce, raisonnablement être exigées d’un assujetti souhaitant exercer le droit à déduction de la TVA pour s’assurer que ses opérations ne sont pas impliquées dans une fraude commise par un opérateur en amont dépend essentiellement des circonstances du cas d’espèce (voir, en ce sens, arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C-80/11 et C-142/11, EU:C:2012:373, points 54 et 59 ; du 19 octobre 2017, Paper Consult, C-101/16, EU:C:2017:775, point 52, ainsi que ordonnance du 14 avril 2021, Finanzamt Wilmersdorf, C-108/20, EU:C:2021:266, point 28).
49 La Cour a précisé que, lorsqu’il existe des indices permettant de soupçonner l’existence d’irrégularités ou d’une fraude, un opérateur avisé pourrait, selon les circonstances de l’espèce, se voir obligé de prendre des renseignements sur un autre opérateur auprès duquel il envisage d’acheter des biens ou des services afin de s’assurer de la fiabilité de celui-ci (arrêt du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C-80/11 et C-142/11, EU:C:2012:373, point 60 ; ordonnances du 3 septembre 2020, Vikingo Fővállalkozó, C-610/19, EU:C:2020:673, point 55, ainsi que du 14 avril 2021, Finanzamt Wilmersdorf, C-108/20, EU:C:2021:266, point 29).
50 Toutefois, l’autorité fiscale ne saurait imposer à l’assujetti d’entreprendre des vérifications complexes et approfondies relatives à son fournisseur, en transférant de fait sur lui les actes de contrôle incombant à cette autorité (arrêt du 19 octobre 2017, Paper Consult, C-101/16, EU:C:2017:775, point 51).
51 En particulier, la Cour a déjà jugé que l’autorité fiscale ne peut exiger de manière générale de l’assujetti souhaitant exercer le droit à déduction de la TVA, d’une part, de vérifier que l’émetteur de la facture afférente aux biens et aux services au titre desquels l’exercice de ce droit est demandé dispose de la qualité d’assujetti, qu’il disposait des biens en cause et était en mesure de les livrer et qu’il a rempli ses obligations de déclaration et de paiement de la TVA, afin de s’assurer qu’il n’existe pas d’irrégularité ou de fraude au niveau des opérations en amont, ou, d’autre part, de disposer de documents à cet égard [arrêts du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C-80/11 et C-142/11, EU:C:2012:373, point 61, ainsi que du 4 juin 2020, C.F. (Contrôle fiscal), C-430/19, EU:C:2020:429, point 47].
52 Il en découle que la diligence requise de l’assujetti et les mesures pouvant raisonnablement être exigées de lui pour s’assurer que, par son acquisition, il ne participe pas à une opération impliquée dans une fraude commise par un opérateur en amont dépendent des circonstances du cas d’espèce et, en particulier, du point de savoir s’il existe ou non des indices permettant à l’assujetti, au moment de l’acquisition qu’il effectue, de soupçonner l’existence d’irrégularités ou d’une fraude. Ainsi, en présence d’indices de fraude, une diligence accrue peut être attendue de l’assujetti. Toutefois, il ne peut être exigé de celui-ci qu’il procède à des vérifications complexes et approfondies, telles que celles que l’administration fiscale a les moyens d’effectuer.
53 La question de savoir si l’assujetti a fait preuve d’une diligence suffisante lorsqu’il justifie notamment qu’il a établi des règles internes en matière d’achats visant à vérifier la situation de ses partenaires et qu’il refuse tout paiement en espèces relève de l’appréciation des faits du litige au principal et, partant, de la seule compétence des juridictions nationales (voir, en ce sens, arrêt du 16 juin 2022, DuoDecad, C-596/20, EU:C:2022:474, point 37). C’est à ces juridictions qu’il incombe d’apprécier si, au regard des circonstances du cas d’espèce, l’assujetti a fait preuve d’une diligence suffisante et a pris les mesures pouvant raisonnablement être exigées de lui dans ces circonstances.
54 Il résulte des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre à la troisième question que la directive 2006/112, lue conjointement avec le principe de proportionnalité, doit être interprétée en ce sens que :
– elle ne s’oppose pas, lorsqu’il existe des indices permettant de soupçonner l’existence d’irrégularités ou d’une fraude, à ce qu’il soit exigé de l’assujetti de faire preuve d’une diligence accrue pour s’assurer que l’opération qu’il effectue ne le conduit pas à participer à une fraude ;
– il ne peut toutefois être exigé de lui qu’il procède à des vérifications complexes et approfondies telles que celles pouvant être opérées par l’administration fiscale ;
– c’est à la juridiction nationale qu’il incombe d’apprécier si, au regard de toutes les circonstances du cas d’espèce, l’assujetti a fait preuve d’une diligence suffisante et a pris les mesures pouvant raisonnablement être exigées de lui dans ces circonstances.
Sur les cinquième et sixième questions
55 Par ses cinquième et sixième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, en quatrième lieu, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2006/112, le droit à un procès équitable, consacré à l’article 47 de la Charte, et le principe de sécurité juridique doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce que l’autorité fiscale refuse à un assujetti, au motif qu’il n’a pas respecté les obligations découlant des dispositions nationales ou du droit de l’Union relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire, le bénéfice du droit à déduction de la TVA, et ce en l’absence d’une décision préalable de l’organe administratif compétent pour constater une telle violation.
56 La juridiction de renvoi n’ayant pas exposé les raisons pour lesquelles elle interroge la Cour sur l’interprétation du principe de sécurité juridique, ces deux questions ne répondent pas à cet égard aux exigences de l’article 94 du règlement de procédure de la Cour, de sorte qu’elles sont, en tant qu’elles visent ce principe, manifestement irrecevables.
57 S’agissant de la directive 2006/112, la Cour a jugé, au point 41 de l’arrêt du 3 octobre 2019, Altic (C-329/18, EU:C:2019:831), que l’article 168, sous a), de celle-ci doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que le droit à déduction de la TVA acquittée en amont soit refusé à un assujetti participant à la chaîne alimentaire au seul motif, à le supposer dûment avéré, que cet assujetti n’a pas respecté les obligations relatives à l’identification de ses fournisseurs, aux fins de la traçabilité des denrées alimentaires, qui lui incombent en vertu de l’article 18, paragraphe 2, du règlement no 178/2002. Elle a ajouté que le non-respect de ces obligations peut cependant constituer un élément parmi d’autres qui, ensemble et de manière concordante, tendent à indiquer que l’assujetti savait ou aurait dû savoir qu’il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA.
58 Il en est de même, par extension, en ce qui concerne la violation tant des dispositions nationales que de toute disposition du droit de l’Union relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire et s’agissant d’établir tant la preuve de l’existence d’une fraude à la TVA que la participation aussi bien active que passive de l’assujetti à cette fraude. En effet, une telle violation n’est pas, en soi, un élément permettant d’établir ces faits, mais peut constituer un indice parmi d’autres de l’existence d’une telle fraude ainsi qu’un élément pouvant être retenu, dans le cadre de l’appréciation globale de tous les éléments et de toutes les circonstances de fait de l’espèce, pour établir que l’assujetti a participé à cette fraude, nonobstant le fait que ladite violation n’a pas été constatée au préalable par l’organe administratif compétent pour connaître d’une telle violation.
59 La juridiction de renvoi s’interrogeant sur la conformité d’une pratique de l’autorité fiscale, consistant à prendre en considération une telle violation bien qu’elle n’ait pas été constatée au préalable par l’organe administratif compétent, avec le droit à un procès équitable consacré à l’article 47 de la Charte, il convient de rappeler que, en vertu de ce dernier, toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans les conditions prévues à cet article. Ce dernier n’a, dès lors, pas vocation à s’appliquer aux fins d’examiner la régularité d’une pratique administrative.
60 Pour autant que la juridiction de renvoi demande si le droit à un procès équitable consacré à l’article 47 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que la juridiction saisie d’un recours contre la décision de l’autorité fiscale prenne en considération, en tant qu’élément de preuve de l’existence d’une fraude à la TVA ou de la participation de l’assujetti à cette fraude, une violation des obligations découlant des dispositions nationales ou du droit de l’Union relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire invoquée par l’autorité fiscale, même en l’absence d’une décision préalable de l’organe national administratif compétent pour constater une telle violation, il convient de rappeler que, pour satisfaire aux exigences liées au droit à un procès équitable, il importe que les parties aient connaissance et puissent débattre contradictoirement tant des éléments de fait que des éléments de droit qui sont décisifs pour l’issue de la procédure (arrêt du 16 octobre 2019, Glencore Agriculture Hungary, C-189/18, EU:C:2019:861, point 62 et jurisprudence citée).
61 Par conséquent, la possibilité, pour la juridiction saisie du recours contre la décision de l’autorité fiscale, de prendre en considération, en tant qu’élément de preuve de l’existence d’une fraude à la TVA ou de la participation de l’assujetti à cette fraude, la violation des obligations découlant des dispositions nationales ou du droit de l’Union relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable, si cet élément de preuve peut être contesté et débattu contradictoirement devant cette juridiction.
62 En revanche, si ladite juridiction n’est pas habilitée à examiner l’existence d’une violation des obligations découlant des dispositions nationales ou du droit de l’Union relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire, invoquée en tant qu’élément de preuve de l’existence d’une fraude à la TVA ou de la participation de l’assujetti à cette fraude, cet élément ne saurait être retenu sans porter atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif et doit, par conséquent, être écarté (voir, par analogie, arrêts du 17 décembre 2015, WebMindLicenses, C-419/14, EU:C:2015:832, points 87 à 89, et du 16 octobre 2019, Glencore Agriculture Hungary, C-189/18, EU:C:2019:861, points 66 à 68).
63 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre aux cinquième et sixième questions que :
– la directive 2006/112 doit être interprétée en ce sens, d’une part, qu’elle s’oppose à ce que l’autorité fiscale refuse à un assujetti, au seul motif qu’il n’a pas respecté les obligations découlant des dispositions nationales ou du droit de l’Union relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire, l’exercice du droit à déduction de la TVA et, d’autre part, que le non-respect de ces obligations peut cependant constituer un élément parmi d’autres pouvant être retenu par l’autorité fiscale pour établir tant l’existence d’une fraude à la TVA que la participation dudit assujetti à cette fraude, même en l’absence d’une décision préalable de l’organe administratif compétent pour constater une telle violation ;
– le droit à un procès équitable, consacré à l’article 47 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce que la juridiction saisie du recours contre la décision de l’autorité fiscale prenne en considération, en tant qu’élément de preuve de l’existence d’une fraude à la TVA ou de la participation de l’assujetti à cette fraude, une violation desdites obligations, si cet élément de preuve peut être contesté et débattu contradictoirement devant elle.
Sur la première question
64 Par sa première question, qu’il convient d’examiner en cinquième et dernier lieu, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la directive 2006/112 et le principe de neutralité fiscale doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une pratique fiscale consistant, pour refuser à un assujetti le bénéfice du droit à déduction de la TVA au motif qu’il a participé à une fraude à la TVA, à prendre en considération le fait que le représentant légal du mandataire de l’assujetti avait eu connaissance des faits constitutifs de cette fraude, indépendamment des règles nationales applicables régissant le mandat et des stipulations du contrat de mandat conclu en l’espèce.
65 Ainsi qu’il a été rappelé au point 26 du présent arrêt, la lutte contre la fraude est un objectif reconnu et encouragé par la directive 2006/112.
66 En outre, il découle des points 29 et 40 du présent arrêt, selon lesquels, d’une part, l’instauration d’un système de responsabilité sans faute irait au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver les droits du Trésor public et, d’autre part, l’assujetti qui savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude prête la main aux auteurs de cette fraude et devient complice de celle-ci, qu’une telle participation constitue une faute dont cet assujetti est responsable (voir, en ce sens, ordonnance du 14 avril 2021, Finanzamt Wilmersdorf, C-108/20, EU:C:2021:266, point 36).
67 Quelles que soient les règles nationales régissant le mandat et les stipulations du contrat de mandat par lequel l’assujetti a confié à un tiers l’exécution des opérations taxables, l’assujetti ne saurait, à l’égard du Trésor public, s’exonérer de cette responsabilité en se prévalant de l’existence d’un contrat de mandat, des règles nationales qui régissent celui-ci ou des stipulations de ce contrat et en prétendant qu’il ignorait les faits constitutifs d’une fraude à la TVA connus de son mandataire. En effet, admettre que l’assujetti puisse agir ainsi faciliterait la fraude et irait ainsi à l’encontre de l’objectif de la lutte contre la fraude à la TVA.
68 Il résulte des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre à la première question que la directive 2006/112 et le principe de neutralité fiscale doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une pratique fiscale consistant, pour refuser à un assujetti le bénéfice du droit à déduction au motif qu’il a participé à une fraude à la TVA, à prendre en considération le fait que le représentant légal du mandataire de l’assujetti avait eu connaissance des faits constitutifs de cette fraude, indépendamment des règles nationales applicables régissant le mandat et des stipulations du contrat de mandat conclu en l’espèce.
Sur les dépens
69 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (dixième chambre) dit pour droit :
1) La directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée,
doit être interprétée en ce sens que :
– elle s’oppose, lorsque l’autorité fiscale entend refuser à un assujetti le bénéfice du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) acquittée en amont au motif que cet assujetti a participé à une fraude à la TVA de type carrousel, à ce que cette autorité fiscale se limite à établir que cette opération fait partie d’une chaîne de facturation circulaire ;
– il incombe à ladite autorité fiscale, d’une part, de caractériser précisément les éléments constitutifs de la fraude et de prouver les agissements frauduleux et, d’autre part, d’établir que l’assujetti a participé activement à cette fraude ou bien qu’il savait ou aurait dû savoir que l’opération invoquée pour fonder ce droit était impliquée dans ladite fraude, ce qui n’implique pas nécessairement d’identifier tous les acteurs ayant participé à la fraude ainsi que les agissements respectifs de ceux-ci.
2) La directive 2006/112
doit être interprétée en ce sens que :
– elle ne s’oppose pas, lorsque l’autorité fiscale fait état d’une participation active de l’assujetti à une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée pour refuser le droit à déduction, à ce que cette autorité fiscale fonde ce refus, à titre complémentaire ou subsidiaire, sur des éléments de preuve établissant non pas une telle participation, mais le fait que cet assujetti aurait pu savoir, en faisant preuve de toute la diligence requise, que l’opération concernée était impliquée dans une telle fraude ;
– le seul fait que les membres de la chaîne de livraisons, dont cette opération fait partie, se connaissaient ne constitue pas un élément suffisant pour établir la participation de l’assujetti à la fraude.
3) La directive 2006/112, lue conjointement avec le principe de proportionnalité,
doit être interprétée en ce sens que :
– elle ne s’oppose pas, lorsqu’il existe des indices permettant de soupçonner l’existence d’irrégularités ou d’une fraude, à ce qu’il soit exigé de l’assujetti de faire preuve d’une diligence accrue pour s’assurer que l’opération qu’il effectue ne le conduit pas à participer à une fraude ;
– il ne peut toutefois être exigé de lui qu’il procède à des vérifications complexes et approfondies telles que celles pouvant être opérées par l’administration fiscale ;
– c’est à la juridiction nationale qu’il incombe d’apprécier si, au regard de toutes les circonstances du cas d’espèce, l’assujetti a fait preuve d’une diligence suffisante et a pris les mesures pouvant raisonnablement être exigées de lui dans ces circonstances.
4) La directive 2006/112
doit être interprétée en ce sens que :
– elle s’oppose à ce que l’autorité fiscale refuse à un assujetti, au seul motif qu’il n’a pas respecté les obligations découlant des dispositions nationales ou du droit de l’Union relatives à la sécurité de la chaîne alimentaire, l’exercice du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ;
– le non-respect de ces obligations peut cependant constituer un élément parmi d’autres pouvant être retenu par l’autorité fiscale pour établir tant l’existence d’une fraude à la TVA que la participation dudit assujetti à cette fraude, même en l’absence d’une décision préalable de l’organe administratif compétent pour constater une telle violation.
5) Le droit à un procès équitable, consacré à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,
doit être interprété en ce sens que :
il ne s’oppose pas à ce que la juridiction saisie du recours contre la décision de l’autorité fiscale prenne en considération, en tant qu’élément de preuve de l’existence d’une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée ou de la participation de l’assujetti à cette fraude, une violation desdites obligations, si cet élément de preuve peut être contesté et débattu contradictoirement devant elle.
6) La directive 2006/112 et le principe de neutralité fiscale
doivent être interprétés en ce sens que :
ils ne s’opposent pas à une pratique fiscale consistant, pour refuser à un assujetti le bénéfice du droit à déduction au motif qu’il a participé à une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, à prendre en considération le fait que le représentant légal du mandataire de l’assujetti avait eu connaissance des faits constitutifs de cette fraude, indépendamment des règles nationales applicables régissant le mandat et des stipulations du contrat de mandat conclu en l’espèce.
Signatures
* Langue de procédure : le hongrois.