ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)
27 octobre 2022 (*)
« Renvoi préjudiciel – Fiscalité – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Article 44 – Lieu de rattachement fiscal – Transfert de quotas d’émission de gaz à effet de serre – Destinataire impliqué dans une fraude à la TVA dans le cadre d’une chaîne d’opérations – Assujetti ayant connu ou dû connaître l’existence de cette fraude »
Dans l’affaire C-641/21,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances, Autriche), par décision du 11 octobre 2021, parvenue à la Cour le 20 octobre 2021, dans la procédure
Climate Corporation Emissions Trading GmbH
contre
Finanzamt Österreich,
LA COUR (huitième chambre),
composée de Mme K. Jürimäe (rapporteure), présidente de la troisième chambre, faisant fonction de président de la huitième chambre, MM. N. Jääskinen et M. Gavalec, juges,
avocat général : M. M. Szpunar,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite,
considérant les observations présentées :
– pour Climate Corporation Emissions Trading GmbH, par Me W. Standfest, Rechtsanwalt,
– pour la Commission européenne, par Mme A. Armenia et M. B.–R. Killmann, en qualité d’agents,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des dispositions de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1), telle que modifiée par la directive 2008/8/CE du Conseil, du 12 février 2008 (JO 2008, L 44, p. 11) (ci-après la « directive TVA »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Climate Corporation Emissions Trading GmbH (ci-après « Climate Corporation ») au Finanzamt Österreich (administration fiscale, Autriche) au sujet de la soumission à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) d’opérations consistant en un transfert de quotas d’émission de gaz à effet de serre.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA :
« Sont soumises à la TVA les opérations suivantes :
[...]
b) les acquisitions intracommunautaires de biens effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre :
[...]
c) les prestations de services, effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel ;
[...] »
4 Sous le titre V de cette directive, intitulé « Lieu des opérations imposables », un chapitre 3, intitulé « Lieu des prestations de services », comprend l’article 44 de ladite directive, lequel dispose :
« Le lieu des prestations de services fournies à un assujetti agissant en tant que tel est l’endroit où l’assujetti a établi le siège de son activité économique. Néanmoins, si ces services sont fournis à un établissement stable de l’assujetti situé en un lieu autre que l’endroit où il a établi le siège de son activité économique, le lieu des prestations de ces services est l’endroit où cet établissement stable est situé. À défaut d’un tel siège ou d’un tel établissement stable, le lieu des prestations de services est l’endroit où l’assujetti qui bénéficie de tels services a son domicile ou sa résidence habituelle. »
5 Cet article 44 est issu de la directive 2008/8, qui a modifié la directive 2006/112 en ce qui concerne le lieu des prestations de services. Les considérants 3 et 4 de la directive 2008/8 se lisent comme suit :
« (3) Pour toutes les prestations de services, le lieu d’imposition devrait, en principe, être celui où la consommation effective a lieu. Si la règle générale régissant le lieu des prestations de services était ainsi modifiée, certaines dérogations à cette règle générale demeureraient nécessaires pour des raisons administratives et de politique générale.
(4) En ce qui concerne les prestations de services fournies à des assujettis, la règle générale, s’agissant du lieu des prestations, devrait être fondée sur le lieu où le destinataire est établi plutôt que sur celui où le prestataire est établi. [...] »
6 Sous le titre IX de la directive TVA, intitulé « Exonérations », un chapitre 1, intitulé « Dispositions générales », comporte l’article 131 de cette directive, lequel dispose :
« Les exonérations prévues aux chapitres 2 à 9 s’appliquent sans préjudice d’autres dispositions communautaires et dans les conditions que les États membres fixent en vue d’assurer l’application correcte et simple desdites exonérations et de prévenir toute fraude, évasion et abus éventuels. »
7 Ce titre IX contient également un chapitre 4, intitulé « Exonérations liées aux opérations intracommunautaires ». Au sein de ce chapitre 4, l’article 138, paragraphe 1, de la directive TVA prévoit :
« Les États membres exonèrent les livraisons de biens expédiés ou transportés en dehors de leur territoire respectif mais dans la Communauté [européenne] par le vendeur, par l’acquéreur ou pour leur compte, effectuées pour un autre assujetti, ou pour une personne morale non assujettie, agissant en tant que tel dans un État membre autre que celui du départ de l’expédition ou du transport des biens. »
8 L’article 196 de cette directive dispose :
« La TVA est due par l’assujetti ou la personne morale non assujettie identifiée à la TVA, à qui sont fournis les services visés à l’article 44, si ces services sont fournis par un assujetti qui n’est pas établi dans cet État membre. »
9 L’article 273, premier alinéa, de ladite directive énonce :
« Les États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l’égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre États membres par des assujettis, et à condition que ces obligations ne donnent pas lieu dans les échanges entre les États membres à des formalités liées au passage d’une frontière. »
Le droit autrichien
10 Aux termes de l’article 3 bis, paragraphe 6, de l’Umsatzsteuergesetz (loi relative à la taxe sur le chiffre d’affaires), du 23 août 1994 (BGBl. 663/1994), dans sa version applicable aux circonstances du litige au principal (BGBl. I 52/2009) :
« Une autre prestation fournie à un entrepreneur, au sens du paragraphe 5, points 1 et 2, est fournie, sous réserve des paragraphes 8 à 16 et de l’article 3 bis, au lieu à partir duquel le destinataire exploite son entreprise. Si l’autre prestation est fournie à l’établissement stable d’un entrepreneur, c’est le lieu de cet établissement qui est déterminant ».
11 Il ressort, à cet égard, de la demande de décision préjudicielle que les notions d’« entrepreneur » et d’« autres prestations » utilisées à cette disposition correspondent, respectivement, aux notions d’« assujetti » et de « prestations de services » employées dans le droit de l’Union.
Le litige au principal et la question préjudicielle
12 Entre le 1er et le 20 avril 2010, Climate Corporation, dont le siège est situé à Baden (Autriche), a transféré, à titre onéreux, des quotas d’émission de gaz à effet de serre à Bauduin Handelsgesellschaft mbH (ci-après « Bauduin »), dont le siège est situé à Hambourg (Allemagne).
13 Par un avis relatif à la taxe sur le chiffre d’affaires pour l’année 2010, adopté le 27 janvier 2012, le Finanzamt Baden Mödling (bureau d’imposition de Baden Mödling, Autriche) a qualifié ces transferts de quotas d’émission de gaz à effet de serre de « livraisons de biens » imposables ne relevant pas de l’exonération pour les livraisons intracommunautaires. Selon ce bureau d’imposition, Bauduin a participé, en tant que missing trader, à une fraude à la TVA de type « carrousel » et Climate Corporation savait ou aurait dû savoir que ces quotas seraient utilisés à des fins de détournement de la TVA.
14 Le 27 février 2012, Climate Corporation a formé un recours contre cet avis devant la juridiction de renvoi, le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances, Autriche).
15 Cette juridiction constate que les transferts de quotas d’émission de gaz à effet de serre doivent être qualifiés de « prestations de services », et non de « livraisons de biens », ainsi qu’il ressort de l’arrêt du 8 décembre 2016, A et B (C-453/15, EU:C:2016:933).
16 Ladite juridiction précise que, dans ces circonstances, conformément aux dispositions de l’article 44 de la directive TVA, de l’article 3 bis, paragraphe 6, de la loi relative à la taxe sur le chiffre d’affaires et du droit allemand, le lieu des prestations de services fournies par Climate Corporation à Bauduin se situe en Allemagne. Ces prestations ne seraient dès lors pas imposables en Autriche, mais en Allemagne, et ce serait Bauduin qui serait redevable de la TVA dans ce dernier État membre.
17 Or, selon les constatations de la juridiction de renvoi, Climate Corporation aurait dû savoir que les quotas vendus à Bauduin étaient utilisés à des fins frauduleuses de détournement de la TVA.
18 À cet égard, la juridiction de renvoi observe que, dans le contexte d’opérations consistant en des livraisons intracommunautaires, la Cour a jugé, dans l’arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport « Italmoda » Mariano Previti e.a. (C-131/13, C-163/13 et C-164/13, EU:C:2014:2455), qu’il y a lieu de refuser le bénéfice du droit à l’exonération de la TVA d’une telle livraison, du droit à la déduction de la TVA payée en amont et du droit au remboursement de la TVA, à un assujetti qui savait ou aurait dû savoir que, par l’opération invoquée pour fonder ces droits, il participait à une fraude à la TVA commise dans le cadre d’une chaîne de livraisons.
19 Elle se demande si cette jurisprudence est applicable, par analogie, à des prestations de services transfrontalières. Une telle application impliquerait que, dans un cas tel que celui du litige au principal, le lieu des prestations de services devrait être considéré comme se situant en Autriche et non en Allemagne, et ce malgré le libellé contraire de l’article 44 de la directive TVA, ainsi que des dispositions nationales correspondantes.
20 La réponse à cette interrogation ne serait pas évidente, dès lors qu’il existerait tant des similitudes que des différences entre les livraisons intracommunautaires et les prestations de services transfrontalières au sein de l’Union.
21 C’est dans ces conditions que le Bundesfinanzgericht (tribunal fédéral des finances) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Convient-il d’interpréter la [directive TVA] en ce sens que le lieu d’une prestation de services, qui, formellement, en vertu du droit écrit, est situé dans l’autre État membre, dans lequel se trouve le siège du destinataire de cette prestation, doit être considéré par les autorités et juridictions nationales comme étant situé sur le territoire national, lorsque l’assujetti national fournissant ladite prestation aurait dû savoir qu’il participait, par la même prestation, à un détournement de TVA commis dans le cadre d’une chaîne d’opérations ? »
Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
22 Climate Corporation conteste la recevabilité de la demande de décision préjudicielle. D’une part, la question préjudicielle serait posée à titre hypothétique. L’opération en cause au principal n’étant pas imposable en Autriche, mais en Allemagne, il n’appartiendrait pas à une juridiction autrichienne d’interroger la Cour afin de clarifier les obligations fiscales hypothétiques d’un assujetti dans un autre État membre. D’autre part, cette question procèderait d’un raisonnement par analogie tiré de l’arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport « Italmoda » Mariano Previti e.a. (C-131/13, C-163/13 et C-164/13, EU:C:2014:2455), lequel ne pourrait être suivi compte tenu des différences entre les circonstances du litige au principal et celles de l’affaire ayant conduit à cet arrêt.
23 À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêts du 18 décembre 2014, Schoenimport « Italmoda » Mariano Previti e.a., C-131/13, C-163/13 et C-164/13, EU:C:2014:2455, point 31 ainsi que jurisprudence citée, et du 21 février 2018, Kreuzmayr, C-628/16, EU:C:2018:84, point 23 ainsi que jurisprudence citée).
24 En l’occurrence, il ressort sans équivoque de la demande de décision préjudicielle que la juridiction de renvoi ne cherche pas à être éclairée sur les obligations d’un assujetti dans un État membre autre que celui dont elle relève. Au contraire, elle cherche, en substance, à déterminer si, en vertu du droit de l’Union, les autorités fiscales de l’État membre dont elle relève peuvent soumettre à la TVA les opérations faisant l’objet du litige au principal alors même que, selon elle, le lieu de ces opérations se trouve dans un autre État membre. Il s’ensuit que cette demande n’est pas hypothétique.
25 En outre, dans la mesure où Climate Corporation met en doute la possibilité de transposer, par analogie, les enseignements tirés de l’arrêt du 18 décembre 2014, Schoenimport « Italmoda » Mariano Previti e.a. (C-131/13, C-163/13 et C-164/13, EU:C:2014:2455), dans un cas tel que celui du litige au principal, il suffit de constater que cette argumentation relève de la réponse, au fond, à la question préjudicielle.
26 Partant, la demande de décision préjudicielle est recevable.
Sur la question préjudicielle
27 Par sa question, la juridiction de renvoi cherche, en substance, à savoir si les dispositions de la directive TVA doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que, s’agissant d’une prestation de services fournie par un assujetti établi dans un État membre à un assujetti établi dans un autre État membre, les autorités du premier État membre considèrent que le lieu de cette prestation, qui se situe, conformément à l’article 44 de cette directive, dans cet autre État membre, est néanmoins réputé se situer dans le premier État membre lorsque le prestataire concerné savait ou aurait dû savoir qu’il participait, par ladite prestation, à une fraude à la TVA commise par le destinataire de la même prestation dans le cadre d’une chaîne d’opérations.
28 À titre liminaire, il convient de préciser que, ainsi que la juridiction de renvoi l’a relevé, des opérations consistant à transférer, à titre onéreux, des quotas d’émission de gaz à effet de serre doivent être qualifiées de prestations de services aux fins de la directive TVA (voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2016, A et B, C-453/15, EU:C:2016:933, point 30).
29 Or le lieu d’une prestation de services doit être déterminé conformément aux dispositions du chapitre 3 du titre V de la directive TVA. À cet égard, les sections 2 et 3 de ce chapitre établissent respectivement les règles générales pour la détermination du lieu d’imposition des prestations de services ainsi que des dispositions particulières relatives à des prestations de services spécifiques (voir, en ce sens, arrêt du 16 octobre 2014, Welmory, C-605/12, EU:C:2014:2298, point 37).
30 L’objectif de ces dispositions déterminant le lieu de rattachement fiscal des prestations de services est d’éviter, d’une part, des conflits de compétence susceptibles de conduire à des doubles impositions et, d’autre part, la non-imposition de recettes (arrêts du 16 octobre 2014, Welmory, C-605/12, EU:C:2014:2298, point 42 et jurisprudence citée, ainsi que du 7 mai 2020, Dong Yang Electronics, C-547/18, EU:C:2020:350, point 25).
31 En déterminant ainsi de manière uniforme le lieu d’imposition des prestations de services, lesdites dispositions délimitent les compétences des États membres et établissent une répartition rationnelle des champs d’application respectifs des législations nationales en matière de TVA (voir, en ce sens, arrêt du 16 octobre 2014, Welmory, C-605/12, EU:C:2014:2298, points 50 et 51).
32 Dans ce contexte, l’article 44 de la directive TVA énonce une règle générale pour la détermination du lieu des prestations de services.
33 Aux termes de cette règle générale, le lieu des prestations de services fournies à un assujetti agissant en tant que tel est l’endroit où l’assujetti a établi le siège de son activité économique. Néanmoins, si ces services sont fournis à un établissement stable de l’assujetti situé en un lieu autre que l’endroit où il a établi le siège de son activité économique, le lieu de ces prestations de services est l’endroit où cet établissement stable est situé. À défaut d’un tel siège ou d’un tel établissement stable, le lieu des prestations de services est l’endroit où l’assujetti qui bénéficie de tels services a son domicile ou sa résidence habituelle.
34 Dans l’économie de l’article 44 de la directive TVA, le siège de l’activité économique constitue ainsi le point de rattachement prioritaire aux fins de la détermination du lieu d’une prestation de services, tandis que les deux autres points de rattachement qu’elle énonce sont, respectivement, dérogatoire et subsidiaire (voir, en ce sens, arrêt du 16 octobre 2014, Welmory, C-605/12, EU:C:2014:2298, points 53 à 56).
35 En outre, aucune disposition de cette directive n’énonce une règle particulière aux fins de la détermination du lieu d’imposition d’une opération consistant à transférer, à titre onéreux, des quotas d’émission de gaz à effet de serre.
36 Il s’ensuit que, conformément à l’article 44 de la directive TVA, le lieu d’une opération, qui consiste en un transfert à titre onéreux, par un assujetti établi dans un État membre, de quotas d’émission de gaz à effet de serre à un autre assujetti établi dans un autre État membre se situe dans ce dernier État membre.
37 En l’occurrence, il ressort des explications fournies par la juridiction de renvoi que, en vertu de l’article 44 de la directive TVA et des dispositions correspondantes du droit national concerné, le lieu des opérations en cause au principal se situe dans l’État membre du destinataire des prestations fournies, à savoir en Allemagne, et que, conformément à l’article 196 de cette directive ainsi que des dispositions correspondantes de ce droit national, c’est ce destinataire qui est redevable de la TVA envers le Trésor public. Or ledit destinataire aurait commis une fraude à la TVA et le prestataire de services concerné aurait dû le savoir.
38 C’est en considération de ces rappels liminaires qu’il convient de déterminer si, malgré la lettre claire de l’article 44 de la directive TVA, le lieu d’une opération, qui consiste en un transfert à titre onéreux, par un assujetti établi dans un État membre, de quotas d’émission de gaz à effet de serre à un assujetti établi dans un autre État membre, peut être réputé se situer dans l’État membre du prestataire lorsque cette opération participe d’une fraude à la TVA.
39 À cet égard, il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour que les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes du droit de l’Union (arrêts du 6 juillet 2006, Kittel et Recolta Recycling, C-439/04 et C-440/04, EU:C:2006:446, point 54 ; du 18 décembre 2014, Schoenimport « Italmoda » Mariano Previti e.a., C-131/13, C-163/13 et C-164/13, EU:C:2014:2455, point 43, ainsi que du 15 septembre 2022, HA.EN., C-227/21, EU:C:2022:687, point 27).
40 Ainsi, la Cour a jugé que les autorités et les juridictions nationales peuvent, voire doivent, en principe, refuser le bénéfice de droits prévus par la directive TVA, invoqués frauduleusement ou abusivement, tels que le droit à l’exonération d’une livraison intracommunautaire. Tel est le cas non seulement lorsqu’une fraude fiscale est commise par l’assujetti lui-même, mais également lorsqu’un assujetti savait ou aurait dû savoir que, par l’opération concernée, il participait à une fraude à la TVA commise par le fournisseur ou un autre opérateur intervenant en amont ou en aval dans la chaîne d’opérations (voir, en ce sens, arrêts du 7 décembre 2010, R., C-285/09, EU:C:2010:742, points 51 et 52 ; du 6 septembre 2012, Mecsek-Gabona, C-273/11, EU:C:2012:547, point 54 ; du 9 octobre 2014, Traum, C-492/13, EU:C:2014:2267, point 42, ainsi que du 18 décembre 2014, Schoenimport « Italmoda » Mariano Previti e.a., C-131/13, C-163/13 et C-164/13, EU:C:2014:2455, points 49 et 50).
41 Toutefois, en premier lieu, à la différence des affaires ayant donné lieu à la jurisprudence rappelée au point précédent, la présente affaire porte, non pas sur l’invocation d’un droit, tel que le droit à exonération d’une livraison intracommunautaire, mais sur la détermination du lieu d’une opération imposable.
42 Or une interprétation selon laquelle, en cas de fraude à la TVA, le lieu d’une prestation de services peut être réputé se situer dans un État membre autre que celui déterminé en vertu des dispositions de la directive TVA relatives à la détermination du lieu des prestations de services se heurterait aux objectifs et à l’économie générale de ces dispositions, tels que reflétés aux points 30 et 31 du présent arrêt.
43 En effet, une telle interprétation reviendrait à moduler la répartition des compétences fiscales entre les États membres, telle qu’elle se dégage desdites dispositions. Dans un cas de figure tel que celui de la présente affaire, elle aurait pour effet, concrètement, de transférer, en l’absence de toute base juridique, la compétence fiscale de l’État membre dans lequel est établi le destinataire de la prestation de services concernée vers l’État membre dans lequel est établi le fournisseur de cette prestation.
44 En outre, il importe de rappeler que la logique, qui sous-tend les dispositions relatives à la détermination du lieu des prestations de services et qui est également reflétée aux considérants 3 et 4 de la directive 2008/8 ainsi qu’à l’article 44 de la directive TVA, veut que l’imposition s’effectue dans la mesure du possible à l’endroit où les services concernés sont consommés (voir, par analogie, arrêt du 8 décembre 2016, A et B, C-453/15, EU:C:2016:933, point 25 ainsi que jurisprudence citée). Or, une interprétation telle que celle envisagée au point 42 du présent arrêt reviendrait en définitive à transférer les recettes fiscales dans un État membre autre que celui de la consommation finale de ces services.
45 En second lieu, il est vrai que, sur un plan factuel, une prestation de services fournie par un assujetti établi dans un État membre à un assujetti établi dans un autre État membre présente des similitudes avec une livraison intracommunautaire, car toutes deux impliquent des personnes établies dans deux États membres. Il n’en demeure pas moins que, en l’état actuel du droit de l’Union, le régime juridique des livraisons intracommunautaires et celui des prestations de services transfrontalières au sein de l’Union sont distincts.
46 En effet, s’agissant du régime des premières, toute livraison intracommunautaire d’un bien, au sens de l’article 138 de la directive TVA, a pour corollaire une acquisition intracommunautaire de celui-ci, au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous b), de cette directive. La livraison intracommunautaire et l’acquisition intracommunautaire, qui forme un second fait générateur, constituent une seule et même opération économique, à l’égard de laquelle la compétence fiscale se répartit entre l’État membre de départ de l’expédition d’un bien et l’État membre d’arrivée de celui-ci, qui sont respectivement responsables de l’exercice des pouvoirs qui leur sont dévolus (voir, en ce sens, arrêt du 27 septembre 2007, Teleos e.a., C-409/04, EU:C:2007:548, points 22 à 24).
47 Ainsi, la livraison intracommunautaire d’un bien est exonérée dans l’État membre de départ de l’expédition de ce bien, sans préjudice du droit à déduction ou du remboursement de la TVA acquittée en amont dans cet État membre, tandis que l’acquisition intracommunautaire est soumise à la TVA dans l’État membre d’arrivée (voir, en ce sens, arrêt du 7 décembre 2010, R., C-285/09, EU:C:2010:742, point 38 et jurisprudence citée).
48 L’État membre du départ de l’expédition dudit bien peut dès lors, le cas échéant, refuser d’octroyer une exonération en se fondant sur les compétences qui lui appartiennent en vertu de l’article 131 de la directive TVA et en poursuivant l’objectif d’assurer l’application correcte et simple des exonérations et de prévenir toute fraude, évasion fiscale ou abus éventuels (voir, en ce sens, arrêt du 7 décembre 2010, R., C-285/09, EU:C:2010:742, point 51).
49 En revanche, ce régime des opérations intracommunautaires n’est pas applicable aux prestations de services transfrontalières au sein de l’Union, à l’égard desquelles seul un État membre, déterminé conformément aux dispositions de la directive TVA, est investi de la compétence fiscale.
50 Ainsi, par contraste avec les compétences attribuées à l’État membre de départ de l’expédition d’un bien faisant l’objet d’une livraison intracommunautaire, telles qu’exposées aux points 46 à 48 du présent arrêt, l’État membre dans lequel est établi le prestataire d’une prestation de services fournie à un assujetti établi dans un autre État membre, dont le lieu se situe, conformément à l’article 44 de la directive TVA, dans ce dernier, n’est investi, par cette directive, d’aucune compétence afin de soumettre une telle prestation à la TVA.
51 Partant, la jurisprudence citée au point 40 du présent arrêt ne saurait être appliquée par analogie à la détermination du lieu d’une prestation de services.
52 Il découle de ce qui précède que le lieu d’une prestation de services ne saurait être modifié en méconnaissance de la lettre claire de l’article 44 de la directive TVA au motif que l’opération considérée est entachée d’une fraude à la TVA.
53 Cela étant, en vertu de l’article 273 de la directive TVA, les États membres peuvent prendre des mesures afin d’assurer l’exacte perception de la taxe et d’éviter la fraude. Ces mesures ne doivent, cependant, pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre de tels objectifs. Il incombe, en principe, aux autorités fiscales d’effectuer les contrôles nécessaires auprès des assujettis afin de détecter des irrégularités et des fraudes à la TVA ainsi que d’infliger des sanctions à l’assujetti ayant commis ces irrégularités ou ces fraudes (voir, en ce sens, arrêts du 27 septembre 2007, Collée, C-146/05, EU:C:2007:549, point 40 et jurisprudence citée ; du 21 juin 2012, Mahagében et Dávid, C-80/11 et C-142/11, EU:C:2012:373, points 57 et 62, ainsi que du 1er juillet 2021, Tribunal Económico Administrativo Regional de Galicia, C-521/19, EU:C:2021:527, point 38).
54 Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il convient de répondre à la question posée que les dispositions de la directive TVA doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que, s’agissant d’une prestation de services fournie par un assujetti établi dans un État membre à un assujetti établi dans un autre État membre, les autorités du premier État membre considèrent que le lieu de cette prestation, qui se situe, conformément à l’article 44 de cette directive, dans cet autre État membre, est néanmoins réputé se situer dans le premier État membre lorsque le prestataire savait ou aurait dû savoir qu’il participait, par ladite prestation, à une fraude à la TVA commise par le destinataire de la même prestation dans le cadre d’une chaîne d’opérations.
Sur les dépens
55 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :
Les dispositions de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, telle que modifiée par la directive 2008/8/CE du Conseil, du 12 février 2008,
doivent être interprétées en ce sens que :
elles s’opposent à ce que, s’agissant d’une prestation de services fournie par un assujetti établi dans un État membre à un assujetti établi dans un autre État membre, les autorités du premier État membre considèrent que le lieu de cette prestation, qui se situe, conformément à l’article 44 de la directive 2006/112, telle que modifiée par la directive 2008/8, dans cet autre État membre, est néanmoins réputé se situer dans le premier État membre lorsque le prestataire savait ou aurait dû savoir qu’il participait, par ladite prestation, à une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée commise par le destinataire de la même prestation dans le cadre d’une chaîne d’opérations.
Signatures
* Langue de procédure : l’allemand.